Les guerres du Kivu et leurs significations politiques pour la société congolaise et la construction de l’Etat

Par  Kä Mana

 

Introduction

Le but de la présente réflexion est de penser la guerre du Kivu dans sa signification  politique, éthique et spirituelle pour la construction d’une nouvelle société et d’un nouvel Etat en RDC aujourd’hui.

Cette guerre ayant déjà donné lieu à de multiples interprétations tout au long de ses phases successives et de ses diverses variations de sens, je m’attacherai d’abord à analyser ces interprétations avant de proposer une vision d’ensemble tournée vers l’avenir et vers les exigences d’invention d’une nouvelle société congolaise et vers la construction d’un nouvel ordre de paix au sein de la région des Grands Lacs.

Dans l’analyse que je propose, le sens de la guerre du Kivu apparaitra comme l’enfantement d’une nouvelle dynamique régionale dont les acteurs politiques majeurs seront désormais moins les leaders politiques actuels perdus dans leurs calculs de fausse puissance que les nouvelles forces suscitées par les nouveaux enjeux du développement de la région des Grands Lacs.

Il faut que ces nouvelles forces naissent, émergent, s’affirment et s’organisent pour imaginer le futur et le construire dans un nouveau souffle de concorde entre les pays, les peuples, les tribus et les individus. C’est cet horizon là qui est essentiel maintenant.

            Dans le feu des discours tonitruants

Je me dois de dire d’entrée que j’écris cette réflexion en pleine période de turbulence suscitée par une nouvelle phase de la guerre du Kivu : la phase qu’a lancée  le groupe M23, un nouvel avatar d’un mouvement qui a débuté depuis 1997, quand les troupes de l’AFDL, qui rassemblaient des militaires rwandais, ougandais, burundais et congolais ont pris Kinshasa et ont chassé Mobutu Sese Seko du pouvoir pour installer à sa place un nouveau chef, Laurent Désiré Kabila.

A cette période, la guerre de conquête du Congo par l’AFDL était perçue et présentée sous plusieurs aspects.

Du côté des vainqueurs, elle était une guerre de libération. Elle avait pour but et pour dessein fondamentaux de casser un système de dictature honni par le peuple, au profit d’une perspective de démocratie nouvelle. Elle ambitionnait aussi de redresser l’économie nationale et d’ouvrir un règne de prospérité  pour les populations. Le discours dominant chez les vainqueurs prétendait vouloir changer l’homme congolais corrompu et perverti par le despotisme, grâce à la promotion des valeurs morales d’où émergerait un Congo nouveau.  Un nouvel âge d’or était promis, dans un sensationnel caravansérail de rêves, d’utopies, d’espérances et d’aspirations pour des lendemains qui dansent. Le nouveau président, auréolé du titre de sage, Mzee, et d’étincelantes étoiles d’intelligence stratégique pour conduire le peuple vers un nouvel Eden, clama partout que le Congo bénéficiait d’une nouvelle naissance et d’un nouveau commencement. On croyait entendre un nouveau Messie.

Du côté des vaincus mobutistes en débandade, le vocabulaire ne fut pas celui de la défaite, mais celui de la dénonciation d’une agression venue de l’étranger, avec des marionnettes congolaises affublées de faux titres de libérateurs, à la tête d’une armée d’enfants condamnés à faire la guerre pour le triomphe des accords de Lemera, vrai motif d’une guerre pour la balkanisation du Congo et le pillage de ses richesses par les Rwandais et les Ougandais, seuls maîtres du jeu dans la chute de Mobutu.  Honoré Ngbanda fut le héraut de ce discours. Fort de sa place centrale dans le système de sécurité et dans les renseignements généraux de Mobutu, il voulait qu’on le croie sur parole parce qu’il savait de quoi il parlait.

Entre les vainqueurs et les vaincus vibrait le discours des opposants de l’intérieur, sous la houlette du président de l’UDPS, Etienne Tshisekedi, qui voulait donner un vrai contenu à la libération et exigeait le départ des militaires étrangers pour laisser les Congolais discuter et décider entre eux du destin du Congo. Il sentait l’anguille sous la roche d’un nouveau pouvoir dont les rênes étaient entre les mains des étrangers. Il refusait une libération en trompe-l’œil et rêvait d’un nouveau commencement et d’une nouvelle naissance du pays sous des auspices de vraie résurrection : une nouvelle vie dans un nouveau souffle pour un présent et un futur de bonheur.

Derrière les discours et les visions de la guerre incarnées par Laurent Désiré Kabila, Honoré Ngbanda et Etienne Tshisekedi, une ombre grondait : le projet propre du Rwanda, de l’Ouganda et, dans une faible mesure, du Burundi. Je parle d’ombre parce que ce projet n’a jamais été articulé publiquement par ceux à qui les Congolais l’attribuent. Ni le Rwanda, ni l’Ouganda, ni même le Burundi n’ont jamais affirmé clairement qu’ils aient eu pour ambition de porter les rêves de Laurent Désiré Kabila, de s’emparer du Congo pour le balkaniser et le piller comme l’affirmait Ngbanda, ni même de quitter tranquillement le cœur du pouvoir en RDC pour satisfaire les revendications d’Etienne Tshisekedi. Le silence de ces pays sur leur visée en territoire congolais signifie soit que leur projet n’est pas aussi construit et aussi cohérent que les Congolais le pensent, soit qu’il relève des services secrets qui l’accommodent selon les circonstances, soit qu’il est incohérent et inconsistant, articulé sur le cout terme et dénué de toute force capable de l’imposer à l’opinion mondiale de manière crédible.

On pourrait même penser que les pays qu’un certain discours congolais traite d’envahisseurs, d’agresseurs, de pilleurs et de prédateurs ne sont silencieux sur leurs ambitions au Congo que parce qu’ils ne sont pas eux-mêmes maîtres de ce qu’ils sont censés faire dans notre pays. Ils ne seraient alors que les exécutants d’un agenda qui vient des mystérieux maîtres économiques du monde, ceux qu’un certain nombre d’intellectuels congolais qualifient de vrais commanditaires de la guerre du Kivu, pour déstabiliser le Congo, le fragiliser, le diviser et mieux exploiter ses richesses. On connait l’archéologie du discours de ces forces mondiales : depuis le projet de la renaissance africaine lancé par le président américain Bill Clinton, qui mit Mobutu Sese Seko dans l’œil du cyclone politique des Grands Lacs et fit émerger Paul Kagame comme nouvel homme fort de la région jusqu’aux ambitions des grands et de petits prédateurs économiques et financiers qui entretiennent le chaos congolais. En outre, on  connaît la complexification du problème congolais depuis l’entrée en lice de la Chine dans l’exploitation minière en RDC et les nouveaux conflits de puissance et d’hégémonie que cela entraîne avec les maîtres traditionnels du pays que sont les grandes puissances d’Occident.

Le plus difficile aujourd’hui, c’est de découvrir la ligne de traçabilité qui conduit de l’ambition des grandes puissances au Congo à l’implication du Rwanda et de l’Ouganda dans les guerres du Kivu et dans les milices et les mouvements internes au pays, dont le rôle ne peut pas se réduire à n’être que des simples marionnettes de Kigali et de Kampala.

Les discours des milices congolaises et des mouvements soutenus par Kigali et Kampala ne rendent pas les choses très lisibles. Les alliances et les renversements d’alliances entre ces milices, les réorientations constantes des stratégies et les rectifications constantes des buts et des enjeux des luttes, les changements de positionnements politiques entre les dirigeants congolais et rwandais en fonction des tactiques obscures liées à des intérêts de conservation du pouvoir, rien ne permet de donner une clé de lecture prête à utiliser pour un chercheur qui aimerait comprendre froidement ce qui se passe vraiment dans la guerre du Kivu.

Les réalités se sont plus opacifiées encore depuis l’avènement de Joseph Kabila Kabange à la magistrature suprême de la RDC.  Un temps, le discours congolais voit dans ce président l’homme du Rwanda. Un soutien solide et inconditionnel aux ambitions de Kigali. Un cheval de Troie commode qui permet au pouvoir rwandais d’avoir la mainmise sur le Congo et de continuer à manipuler la politique congolaise en fonction des intérêts de la tribu tutsi dans son intention de s’offrir la RDC comme butin de guerre depuis  l’AFDL. Un autre temps, le même discours congolais soutient le président Kabila Kabange chaque fois que des tensions s’enveniment entre Kigali et Kinshasa. Dès qu’un mouvement rebelle contre le pouvoir de Kinshasa se met en marche à l’Est du pays, le président congolais enfourche le cheval de l’accusation du Rwanda, sans expliquer comment ce pays dont il affirmait qu’il est un allié militaire dans la lutte pour la pacification du Kivu est devenu un ennemi. Il ne dit jamais ce qu’il a fait des accords clairs ou secrets qu’il a signés avec Kigali. Il reste silencieux sur le sort des alliances militaires qui le lie au président Kagamé pour lutter contre les « forces négatives » que le Rwanda traque au Congo et pour neutraliser les milices congolaises qui déstabilisent le Congo. Personne ne sait pourquoi ces alliances et ces accords n’aboutissent pas à des victoires décisives. Même les forces vives de la société civile et des Eglises, qui devraient  poser ces questions et interpeler le pouvoir de Kinshasa n’arrivent pas à  user de leur mémoire et de leur capacité de réflexion pour demander au gouvernement à quel jeu il joue et selon quelles logiques de fond il agit. Elles enfourchent elles-mêmes le cheval de la lutte contre la balkanisation du pays, sans se demander s’il n’y a pas manipulation de l’inconscient collectif congolais par Kinshasa et Kigali ensemble pour des intérêts politiques inavoués. On ne se demande même pas pourquoi la communauté internationale, dont la MONUSCO est le bras droit au Congo, affiche souvent un engagement auprès des forces armées congolaises d’un côté alors qu’elle est accusée de l’autre côté par les Congolais de jouer le jeu des rebellions internes ou des agresseurs extérieurs censés soutenir ces rebellions.

Pour ne prendre que la dernière vague de la guerre déclenchée par le M23 au Nord-Kivu, la facilité avec laquelle l’opinion publique en a fait une guerre pour la balkanisation du Congo est effarante. Le soutien de Kigali au mouvement a été perçu comme une volonté d’annexer une partie du Kivu au Rwanda alors qu’il y a un mois encore, l’armée congolaise et l’armée rwandaise étaient ensemble et luttaient ensemble contre les FDLR, dans une unité d’action que Kinshasa, dans une rhétorique plantureuse pour la paix et la concorde entre les deux voisins, magnifiait avec allégresse. D’un moment à l’autre, sans qu’on nous ait expliqué le pourquoi de la rupture, les deux pays sont devenus des ennemis et les menaces de la balkanisation sont redevenues la monnaie d’échange du discours congolais, avec un soutien visible et tonitruant de la communauté internationale.

Au cœur de ce discours de Kinshasa, personne ne s’est rendu compte qu’on a servi au public un disque déjà rayé. Une vision d’un Rwanda militairement tout puissant, rationnellement organisé, prêt à dépecer le Congo comme le ferait un ogre affamé devant une victime impuissante. Tout le monde a repris ce refrain sans se poser des questions aussi simples que celles-ci :

Si le Rwanda était si puissant militairement et si rationnel dans ses actions stratégiques, pourquoi n’est-il pas arrivé, dans son alliance avec l’armée congolaise, à mettre à genoux les FDLR sur le territoire congolais et à offrir à Kabila Kabange un Congo pacifié à gouverner en toute sérénité ?

Si le Rwanda était si puissant militairement et si rationnel dans ses actions stratégiques, pourquoi le pouvoir qui le dirige n’a-t-il pas maintenu l’unité de sa vision du pays et a-t-il suscité en son sein des révoltes et des dissidences de la part de certains officiers avec qui les dirigeants congolais ont, à un certain moment, pris langue ?

Si le Rwanda était si puissant militairement et si rationnel dans ses actions stratégiques, pourquoi n’a-t-il pas anticipé la réprobation mondiale de son soutien au M23 et donne-t-il maintenant l’impression de ne plus savoir quel est le véritable objectif de ce mouvement par rapport au pouvoir de Kinshasa ?

Si le Rwanda était si puissant militairement et si rationnel dans ses actions, pourquoi n’accepte-t-il pas publiquement qu’il est impliqué dans la guerre du Kivu au lieu de recourir à des dribles diplomatiques et à des rencontres secrètes avec les représentants du pouvoir congolais sans que le peuple du Congo en soit clairement informé ?

Quand on se pose de telles questions et qu’on analyse les multiples discours sur la guerre du Kivu depuis 1997, la perspective d’une grille d’interprétation unique que serait l’ambition  de balkaniser le Congo cesse d’être la seule grille possible, encore moins la plus puissante par sa pertinence explicative. Surtout quand on fait du Rwanda le cœur et le maître d’œuvre d’une telle balkanisation. Même quand on met derrière le Rwanda des trusts internationaux et des « petites mains du capitalisme » qui ont intérêt à la désintégration du Congo, on oublie vite qu’une telle désintégration, qui pouvait être envisageable quand les Etats-Unis étaient le seul maître du monde, ne l’est plus face aux nouvelles puissances que sont aujourd’hui la Chine et la Russie, et même l’Afrique du Sud dans son implication en RDC. Quel intérêt ces nouvelles puissances auraient-elles à la balkanisation du Congo-Kinshasa ? Quelle contrepartie les forces qui veulent diviser le Congo offriraient-elles comme prix de la balkanisation de notre pays ? Et le Rwanda dans ce marché, est-il sûr qu’il gagnerait à intégrer dans son espace intérieur des tribus de l’Est du Congo qui lui sont si manifestement hostiles comme ses dirigeants peuvent le constater rien qu’en écoutant le discours du petit peuple à Bukavu comme à Goma ? Le pouvoir rwandais est-il sûr du soutien éternel de ses parrains occidentaux, quand on sait comment ces parrains livrèrent piteusement Savimbi à ses ennemis, lâchèrent Mobutu Sese Seko face à l’AFDL et pendirent Saddam Hussein après l’avoir utilisé contre l’Iran ? L’exemple interne de Juvénal Habyarimana qui crut que le bouclier français et zaïrois suffirait à garantir l’éternité à son régime de marginalisation et d’oppression des Tutsi au Rwanda ne suffit-il pas à faire comprendre aux maîtres actuels de Kigali qu’aucune puissance n’est éternelle et qu’on récolte la tempête pour les générations futures quand on sème le vent de la haine et du désespoir chez ses voisins ?

Donner un sens à la guerre du Kivu

Si je pose ces questions, ce n’est pas seulement parce que j’éprouve une certaine gêne devant la manière dont tous les loups du Congo ont hurlé contre le M23 et contre sa bataille actuelle qui n’est à mes yeux qu’une nouvelle phase d’une longue guerre affreusement meurtrière avec ses six millions des morts dans le Kivu, selon les estimations courantes, mais parce que j’ai le sentiment que beaucoup de nos compatriotes ne veulent pas creuser le fond du problème et saisir dans toutes ses dimensions le sens de cette nouvelle guerre.

Apparemment, tout le monde semble prendre partie pour le discours du pouvoir de Kinshasa sans se demander quelle est la responsabilité des dirigeants congolais dans les calamités qui s’abattent sur l’Et du pays depuis le génocide rwandais et surtout depuis la marche de l’AFDL sur Kinshasa.

Pendant plus de quinze ans de tragédies humaines et de souffrances indicibles, comment se fait-il que le Congo n’a pas encore une armée digne de ce nom et qu’il est toujours à la merci de ces voisins à la moindre escarmouche militaire? Pourquoi la condition de nos militaires au front, depuis Mobutu jusqu’à ce jour, est-elle toujours misérable et démobilisatrice pour des hommes appelés à donner leur vie afin de sauver leur patrie ? La réponse à ces questions est que la sécurité des populations n’est pas la priorité des dirigeants congolais. Nous devons avoir le courage de nous dire cela au Congo et de ne pas nous voiler la face en hurlant avec les loups de la victimisation de nous-mêmes. Aucun pays étranger n’est vraiment responsable de notre situation de faiblesse et de détresse militaires. Si nous sommes chaque fois vaincus dans les batailles où nous soupçonnons le Rwanda d’être l’instigateur, nous devrions nous en prendre à nous-mêmes et n’avoir que nos yeux pour pleurer. Crier à la balkanisation ne sert à rien quand on ne se dote pas d’une armée capable de défendre efficacement le territoire et de se faire respecter dans le monde actuel.

En plus, dans ce  monde où le système démocratique est la meilleure arme de défense contre les dictatures et permet de s’attirer les soutiens d’autres pays qui croient aux valeurs de liberté et de droits inaliénables de la personne humaine et des peuples, pour quelle raison sommes-nous encore au Congo dans une structure de sauvagerie despotique et d’oppression des populations par la fureur d’une armée au service du seul chef que l’on nomme significativement le Raïs ? Avec ce système qui prive nos dirigeants actuels de la légitimité nécessaire à leur crédibilité, n’importe lequel de nos hommes politiques peut se tourner vers l’étranger pour chercher des soutiens à ses propres ambitions. Il peut même se faire acheter pour servir des ambitions étrangères, pourvu que ces ambitions le conduisent au sommet de la nation. L’AFDL a-t-elle été autre chose ?  Et ne sommes-nous pas encore maintenant dans l’héritage de ce mouvement que le Rwanda et l’Ouganda ont mis à la tête de l’Etat ? Oublier cela comme nous le faisons aujourd’hui n’est pas seulement une faute intellectuelle, c’est une trahison de la nation dans sa soif de liberté et de démocratie.

Plus encore : il est bon de nous demander aujourd’hui pourquoi le Congo ne dispose pas de lieux de réflexion géostratégique sérieuse pour des propositions de sortie de crise à l’Est de notre pays ? A ce jour, l’opinion publique ne sait pas ce que le pouvoir de Kinshasa et le pouvoir de Kigali se disent dans leurs discussions occultes et dans leurs négociations secrètes. Tout se passe comme si le pays était entre les griffes d’un pouvoir qui n’a de comptes à rendre à qui que ce soit. Si l’on se souvient de la manière dont la dernière alliance a été scellée entre Kigali et Kinshasa pour les opérations militaires « Umoja wetu » et « Amani leo », sans même que le parlement congolais et son président Vital Kamehre aient été au parfum des accords, si l’on se souvient que ce président du parlement a perdu son poste dans cette affaire sans que les Congolais protestent comme ils protestent aujourd’hui contre le M23, on peut se demander si nous ne sommes pas en train de perdre le sens de nos responsabilités citoyennes face au pouvoir qui nous gouverne.

Enfin, n’oublions pas que le M23 dont tout le monde parle aujourd’hui est la continuation de la dynamique CNDP, mouvement avec lequel le gouvernement congolais a signé des accords pour la paix dans le Kivu. Que ces accords aient été bons ou inacceptables dans leur forme comme dans leurs fonds, notre gouvernement les avait signés et une paix relative avait pris forme sous leur égide. Pourquoi les avoir remis en cause et pourquoi avoir donné l’impression de rouler l’autre partie signataire dans la farine si nous n’avions même pas la capacité de réduire cette partie au silence et de la vaincre militairement ? La stratégie et la sagesse politiques ne commandent pas cela. Seul un manque de lucidité et du sens de l’intérêt national peut amener des dirigeants à se tromper d’analyse et de choix à ce point. Quand on sème la ruse et le mensonge, on récolte la fureur et la trahison. Cela vaut pour le Congo comme pour le Rwanda.

Ces considérations que je viens d’exposer indiquent qu’il est urgent de poser sur la guerre du Kivu dans ses différentes phases un regard lucide qui évite d’y voir un phénomène unifiable dans son intention et dans son enjeu de fond. On doit voir qu’en réalité, plusieurs logiques sont actuellement en lice et ne sont pas réductibles à un dénominateur commun. S’il a pu y avoir au début un projet visible qui pouvait être défini clairement comme projet de balkanisation du Congo, la situation n’est plus la même actuellement. Il y a éclatement de cette guerre en divers champ du sens selon les acteurs multiples  dans leurs ambitions et dans leurs stratégies. La guerre est aujourd’hui fragmentée à travers l’émergence des milices aussi illisibles dans leurs revendications les unes que les autres, comme si tout avait basculé dans l’absurdité la plus totale. Ni le Rwanda, ni le pouvoir congolais, ni les chefs de guerre, ni la MONUSCO, personne, personne ne peut dire aujourd’hui quelle est la visée de la guerre de l’Est. On est, pour ainsi dire, devant un processus de frankensteinisation qui se déchaîne dans ses folies sans qu’un  maître soit capable de tout contrôler. Même le peuple semble tirer profit de ce chaos dans des furies d’enrichissement illicite partout visible dans des palais qui poussent comme des champignons au sein d’une ville comme Goma, alors que la région du Kivu saigne encore des cadavres de six millions des morts dont le sang crie vers le ciel. La guerre, malgré ses charniers et ses désespérances, est devenue un gros business qui se déroule sans que qui que ce soit cherche à savoir comment arrêter cette machine insensée. Il ne s’agit même plus de guerre au sens classique du terme, mais d’une situation sociale de guerre permanente dont les acteurs et les intérêts sont tellement émiettés qu’elle ne mène nulle part, sinon à la perpétuation de sa propre absurdité.

Face à ce basculement de la guerre dans l’absurdité totale, il est temps aujourd’hui de donner un nouveau sens à cette guerre, de construire une nouvelle signification à des conflagrations qui ont échappé à ceux qui les ont  embrasées. Ce sens, cette signification, c’est l’urgence de mettre fin à des aventures dont on a vu la stupidité inénarrable, en vue de s’engager dans la seule logique qui ait du sens : la logique de la paix en vue du développement durable et du bonheur partagé.

Sous cet angle, toute justification des actions guerrières, d’où quelle vienne et quelle qu’en soit la pertinence apparente, ne sert qu’à ajouter de l’eau au moulin de l’absurdité. Le problème aujourd’hui n’est pas de savoir qui a tort ou qui a raison. Il n’est pas d’ameuter les esprits et les consciences pour donner du champ aux carnages sans fin dont seuls les pouvoirs en place et les aventuriers financiers de tous bords ont intérêt à les voir continuer. Il est plutôt de créer les conditions concrètes de la paix et de promouvoir toutes les initiatives porteuses d’une paix durable.

Au Rwanda comme au Congo, nous avons besoin de ces forces de la paix et de leur engagement dans une nouvelle politique de rencontre et d’alliance entre nos peuples et nos pays. A l’intérieur de la nation congolaise aujourd’hui déchirée par des milices et psychiquement embrasée par de nouveaux seigneurs de la division et de la sécession, c’est à ces forces de paix qu’il est bon de confier  la nation pour une politique capable de nous engager dans la seule guerre qui puise avoir un sens aujourd’hui : la guerre contre le « sous-développement durable », pour reprendre l’expression du professeur Théophile Obenga, dans notre pays et dans toute la région des Grands-Lacs.

Je suis convaincu que ces forces de paix existent et qu’elles travaillent dans notre société comme dans les pays voisins, même si, à certains moments, elles sont submergées et étouffées par les énergies belliqueuses dont l’esprit de haine et l’envie du meurtre inondent parfois les consciences.

Je sais que ces forces de paix cherchent à construire une autre politique dans la région des Grands Lacs, même si les pouvoirs qui dirigent actuellement nos pays sont enfermés dans les ruses politiciennes et dans la quête de fausses hégémonies dont le résultat à long terme ne pourra être qu’un nouveau génocide ou une nouvelle guerre de destruction massive.

Je sais que ces forces travaillent à détruire l’esprit des identités meurtrières pour  promouvoir une culture de la non-violence et de concorde de profondeur entre les peuples, entre les populations, entre les êtres humains.

Malgré les orages, les turbulences, les tourmentes et les conflagrations de l’histoire de notre pays et de notre région, ces forces sont notre vraie espérance et il faut investir en elles les quêtes ardentes des générations montantes, grâce à l’éducation. C’est là notre chemin d’avenir.

Mais il ne peut pas être possible d’arriver à ces résultats si la société civile, les associations d’action politique et les énergies religieuses se laissent entraîner dans les divisions, les discordes, les conflits d’hégémonie, les manipulations par les pouvoirs en place, la recherche des intérêts et les ambitions personnelles qui n’ont rien `voir avec la construction d’une paix durable pour un développement durable au Congo dans la région des Grands Lacs. Le temps n’est pas à des divisions et des discordes destructrices. Il est le temps des synergies pour construire une civilisation de paix et réussir un vivre-ensemble fructueux.

 

Conclusion

Dans les esprits comme dans les discours, dans les pratiques sociales comme dans les initiatives de transformation sociale, il faut comprendre cela. Il faut affirmer haut et fort aujourd’hui que la paix est la réalité la plus urgente à bâtir, `valoriser et à promouvoir. C’est à partir d’elle désormais qu’il convient d’évaluer les différentes phases d’une guerre qui n’a apporté à notre peuple que le néant et l’absurde. Si chaque Congolaise, si chaque Congolais comprend cela, nous échapperons au piège de croire que la solution au problème de la guerre du Kivu est militaire. Elle n’est pas et elle ne sera jamais militaire. Elle est profondément dans la foi en la force des valeurs d’humanité et dans notre détermination, au Congo comme au Rwanda et dans toute la région des Grands-Lacs, à construire une société d’humanité : une société heureuse.

Kä Mana

Président de Pole Institute ?(Goma – sept.2012)