Congo Actualité n. 483

RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO: À L’EST RIEN DE NOUVEAU

Thierry Vircoulon et Marc-André Lagrange, Études de l’Ifri, Ifri, décembre 2022[1]

SOMMAIRE

1. INTRODUCTION
2. PÉRENNISATION DE L’INSÉCURITÉ
a. Une violence durable et localisée
b. La résurgence de la guerre ethnique en Ituri
c. Du soulèvement patriotique à la criminalisation de la conflictualité
3. LA POLITIQUE DE PACIFICATION DANS L’IMPASSE
a. La vaine tentation de l’option militaire
b. Le chemin de la coopération régionale sécuritaire
c. L’inefficacité des DDR
4. POURQUOI N’Y A-T-IL RIEN DE NOUVEAU A L’EST?
a. L’économie politique de la conflictualité
b. La stabilité des réseaux affairistes et de la géo-économie des trafics
c. La lassitude des acteurs internationaux
– La présence/absence des Nations Unies
– L’échec exemplaire des efforts de régulation du commerce des minerais
5. CONCLUSION

1. INTRODUCTION

Pour les Congolais, la nomination de Felix Tshisekedi le 24 janvier 2019 à la tête de l’État dans le cadre d’une cohabitation insolite avec le mouvement de l’ex-président Kabila devait ouvrir la possibilité d’un changement: la fin de l’insécurité à l’est du pays et l’amélioration des conditions de vie de la population.
Il est donc utile d’analyser la politique de pacification de l’Est congolais du gouvernement Tshisekedi depuis 2019. Le bilan de cette politique est jusqu’à présent négatif, car la situation d’insécurité n’a pas changé et s’est pérennisée.
La conflictualité dans l’Est congolais repose sur une économie de guérilla qui s’est enracinée avec succès, comme le montre la stabilité des réseaux de prédation et des routes de trafics. Cette économie de guérilla est le prolongement de l’économie de guerre qui prévalait pendant l’occupation des armées rwandaise et ougandaise. Elle a été facilitée par l’impunité qui a régné, et règne toujours, depuis 2006 et par une forte coalition d’intérêts locaux, nationaux, régionaux et internationaux.
Malheureusement, les réponses des autorités au « problème de l’Est » sont identiques à celles apportées durant les mandats de Joseph Kabila. Le gouvernement de Tshisekedi n’a fait que recycler des solutions inefficaces (campagnes militaires, coopération sécuritaire régionale, programme de démobilisation, désarmement et réinsertion) et la politique de pacification tourne en rond.
L’approche adoptée par la présidence congolaise consiste à relancer la coopération sécuritaire avec les voisins ougandais et rwandais, proposer un programme de démobilisation, désarmement et réinsertion (DDR) aux groupes armés et proclamer l’état de siège dans les deux provinces les plus frappées par les violences: le Nord-Kivu et l’Ituri. De fait, aussi bien au Nord-Kivu qu’en Ituri, ces dispositions n’ont pas permis de mettre fin aux violences des groupes armés locaux et régionaux.
En dépit de la «nouvelle approche» de la présidence congolaise, force est de reconnaître qu’à l’Est de la RDC il n’y a rien de nouveau.
Cet échec s’explique par l’approche sécuritaire d’un problème de gouvernance. Par ailleurs, les partenaires internationaux ont aussi développé une mauvaise approche, en proposant des solutions techniques au problème politique de la gouvernance.
Cette note vise à comprendre la persistance du système de conflits dans les provinces orientales, en replaçant la politique actuelle dans son contexte historique et en montrant à quel point la « nouvelle approche » a un air de déjà-vu.
L’absence de progrès dans la pacification de l’Est de la RDC résulte à la fois de la répétition des fausses solutions par les autorités congolaises et de la lassitude silencieuse mais profonde des acteurs internationaux. La conjonction d’un répertoire de solutions usées et du désintérêt international interdit toute remise en cause d’une économie de guérilla mortifère qui profite à une minorité et nuit à la majorité dans cette région.
De ce fait, la pacification de l’Est congolais est dans l’impasse et pourtant aucun acteur ne paraît prêt ni à changer d’approche ni à faire son mea culpa.

2. PÉRENNISATION DE L’INSÉCURITÉ

Si les majorités politiques changent, l’insécurité à l’Est de la RDC persiste. De fait, le transfert du pouvoir de Kabila à Tshisekedi n’a pas modifié la donne sécuritaire dans les provinces du Nord et Sud-Kivu et de l’Ituri. Le nombre de groupes armés est passé de 30 en 2008 à 122 en 2022. En Ituri, le conflit entre Hema et Lendu est de retour, l’armée (les FARDC) est toujours la seconde source de violations des droits de l’homme après les groupes armés et ces deux types d’acteurs restent largement impliqués dans l’économie illicite (en particulier l’exploitation illégale des minerais). De plus, depuis quelques années, le kidnapping est devenu la forme dominante de l’insécurité et affecte toutes les couches sociales, y compris les plus pauvres.

a. Une violence durable et localisée

Le Nord et le Sud-Kivu comptent environ 14 millions d’habitants avec une superficie cumulée qui représente 4 fois celle de la Belgique. Les violences ne concernent donc pas l’ensemble de ces provinces, mais sont concentrées depuis plusieurs décennies dans certains territoires qui sont les abcès de fixation de la conflictualité. Le Nord-Kivu est en tête du palmarès de la violence: en 2021, sur 2.357 incidents recensés dans les 3 provinces de l’Est de la RDC, 1.127 ont été commis au Nord-Kivu.
Au Nord-Kivu, les abcès de fixation de la conflictualité sont: le Grand Nord et le Petit Nord.
Dans le Grand Nord (c’est-à-dire les territoires de Beni et Lubero), les ADF continuent à semer la terreur. La MONUSCO a attribué aux ADF 850 victimes en 2020, principalement dans les territoires de Beni au Nord-Kivu et les territoires d’Irumu et Mambasa dans la province d’Ituri. L’offensive menée par les FARDC d’octobre 2019 à octobre 2020 a permis de diviser les ADF en plusieurs groupes, mettre à mal leurs chaînes logistiques et les affaiblir, sans toutefois avoir une incidence significative sur leur capacité de nuisance. Entre novembre 2020 et avril 2021 (six mois), 73 incidents faisant 359 victimes ont été imputés aux ADF dans les territoires de Beni et du Lubero au Nord-Kivu, faisant d’eux le groupe armé le plus meurtrier.
Le Petit Nord (c’est-à-dire les territoires de Walikale, Masisi, Nyragongo et Rutshuru) est marqué par la prédation économique des FARDC et les affrontements entre groupes armés à base ethnique. Dès octobre 2020, les militaires du 3.404e régiment ont collaboré avec la faction Bwira du Nduma Defence of Congo-Rénové (NDC-R Bwira) et se sont opposés au NDC-R Guidon (une branche dissidente du NDC) pour le contrôle de la mine de Matungu. À partir de novembre 2020, le NDC-R Guidon s’est allié aux Mayi-Mayi Mandaima, à l’Alliance des Patriotes pour un Congo Libre et Souverain (APCLS) et aux Nyatura Abazungu, afin de combattre les groupes armés alliés aux FARDC, dont le NDC-R Bwira, les Forces Patriotiques Populaires/Armée du peuple (FPP/AP), le Collectif des Mouvements pour le Changement (CMC) et le mouvement Hutu rwandais des Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR-FOCA).

b. La résurgence de la guerre ethnique en Ituri

Après une décennie de paix relative de 2007 à 2017, la province de l’Ituri est victime de la résurgence de son conflit intercommunautaire historique entre les Hema et les Lendu. Le conflit Hema/Lendu a repris en 2017 exactement là où il avait commencé en 1999: le territoire de Djugu. Depuis, il s’est étendu au territoire d’Irumu. Depuis cinq ans, ce conflit rural, mélange de brigandage, de cycles d’attaques de villages et de représailles, s’étend malgré les interventions de l’armée et les négociations engagées à l’été 2020. Le conflit oppose une coalition de groupes armés Lendu, la Coopérative de développement du Congo (CODECO), à une milices hema (les Zaïrois). À cela s’ajoute une milice bira (la Force Patriotique et Intégrationniste du Congo (FPIC) et la Force de Résistance Patriotique de l’Ituri (FRPI), une milice de la communauté Ngiti (les Lendu du territoire d’Irumu, dans le Sud de la province).

c. Du soulèvement patriotique à la criminalisation de la conflictualité

Si à la fin des années 1990 le soulèvement des groupes armés Mayi-Mayi s’est fait au nom de la lutte contre une force d’invasion (l’armée rwandaise), la conflictualité a depuis lors beaucoup évolué. Après s’être ethnicisée autour d’enjeux de pouvoir et de contrôle des terres, elle s’est très largement criminalisée à travers la pratique des enlèvements.
Alors qu’ailleurs cette forme de criminalité organisée vise habituellement l’élite, c’est-à-dire les personnes ayant des revenus confortables, dans les provinces de l’est de la RDC elle vise toutes les couches de la population. Dans les Nord Kivu et le Sud-Kivu, le kidnapping est un crime qui s’est à la fois généralisé et banalisé. Si les kidnappings n’épargnent personne, les enfants et les employés des organismes internationaux (organisations non gouvernementales, agences de l’ONU, compagnies privées) sont des cibles privilégiées. Le business du kidnapping révèle la criminalisation des groupes armés et des forces de sécurité, ainsi que leur collusion. En effet, la généralisation de ce délit met en évidence la criminalisation des militaires et leur coopération avec les gangs de ravisseurs. Comme l’indiquent de nombreuses sources, les kidnappings sur l’axe Goma-Rutshuru sont le fait d’un cartel de militaires, de groupes armés (notamment les FDLR) et de bandits. Cette coopération signifie que les militaires ont inversé leur mission: au lieu de lutter contre les groupes armés, ils ont établi un modus vivendi avec eux et se sont greffés sur leurs activités criminelles.

2. LA POLITIQUE DE PACIFICATION DANS L’IMPASSE

Après une mini-tournée dans les provinces de l’Est en 2019, le président Tshisekedi a développé son approche de la pacification de cette région. Cette politique repose sur la coopération avec les pays frontaliers et le maniement de la carotte et du bâton à l’égard des groupes armés, c’est-à-dire l’offre de programmes de DDR et la menace d’opérations militaires. Cette politique a franchi un seuil inédit avec la proclamation de l’état de siège par le président le 3 mai 2021 dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, qui sont par conséquent passées sous contrôle militaire. Mais à part cette innovation, la « nouvelle » approche du président Tshisekedi ressemble à un recyclage d’anciennes démarches qui ont fait la preuve de leur inefficacité. À ce titre, un nouveau round de négociations avec les groupes armés s’est ouvert à Nairobi, en avril 2022, sans arriver à une quelconque conclusion, ce qui illustre bien l’impasse de la politique de pacification.

a. La vaine tentation de l’option militaire

À l’instar du gouvernement de Kabila qui avait lancé plusieurs campagnes militaires contre les groupes armés (Umoja Wetu et Kimia II en 2009, Amani Leo en 2010/12 et Sukola I et II en 2014/15), le gouvernement de Tshisekedi a lancé de nouvelles « opérations d’envergure » dès 2019. Le 8 août 2021, les forces congolaises ont lancé, avec le soutien de la MONUSCO, une énième opération conjointe contre les ADF. Des opérations anti-ADF ont ensuite été organisées conjointement avec l’armée ougandaise (UPDF) et elles ont repoussé les ADF vers la province de l’Ituri, en les délogeant de leurs bastions frontaliers au Nord-Kivu. En dépit des annonces victorieuses des FARDC, la situation sécuritaire n’a en réalité pas changé. Ainsi, durant l’année 2021, selon le Bureau conjoint des droits de l’homme des Nations unies, les ADF ont tué 1.259 personnes et leurs exactions ont augmenté de 52% par rapport à 2020.
Durant les opérations contre les groupes armés dans les territoires de Masisi, Walikale et Rutshuru en 2021, les exactions et atteintes aux droits de l’homme ont aussi augmenté. Le groupe armé des Nyatura s’est rendu coupable de 956 atteintes aux droits de l’homme, dont 130 exécutions extrajudiciaires et les FARDC de 136 atteintes aux droits de l’homme.
Au Sud-Kivu en 2021, les FARDC ont été impliqués dans 182 incidents et ont fait 139 victimes, soit 30 % des incidents durant cette année. En Ituri, elles ont été impliquées dans 219 incidents et fait 183 victimes dans la même période.
Certaines opérations militaires ont des objectifs plus économiques que stratégiques. En Ituri, les FARDC ont profité des opérations contre la CODECO pour prendre le contrôle de mines d’or dans les territoires de Djugu, Irumu et Mambasa. De même au Nord-Kivu, en 2021 les FARDC et le NDC-R Bwira ont combattu le NDC-R Guidon pour le contrôle de la mine de Matungu. Face à la dérive minière des FARDC, le 12 février 2022 le gouvernement a dû établir une commission de démilitarisation des chantiers miniers.

b. Le chemin de la coopération régionale sécuritaire

À l’inverse de Joseph Kabila qui entretenait des relations ombrageuses avec ses voisins, en particulier le Rwanda, Felix Tshisekedi s’est attaché à bâtir dès le début de son mandat des relations de coopération économique et militaire avec les pays de la sous-région, notamment le Rwanda et l’Ouganda. Dans le secteur économique, on est parvenu à la signature d’accords relatifs à des projets d’intégration régionale (construction de routes [avec l’Ouganda], formalisation des flux économiques transfrontaliers [avec le Rwanda], etc.).
Dans le secteur militaire, des opérations conjointes ont été menées à partir de la fin de l’année 2021.
Après une série d’attentats en Ouganda en octobre et novembre 2021 revendiqués par des mouvements djihadistes, les gouvernements congolais et ougandais ont décidé de relancer une énième opération conjointe contre les ADF. Après autorisation officielle du gouvernement congolais, le 30 novembre 2021, l’armée ougandaise a commencé à bombarder des camps des ADF situés dans l’est de la RDC et à arrêter des combattants de ce mouvement.
Si la coopération militaire ougando-congolaise contre les ADF a été formalisée officiellement, la coopération militaire congolo-rwandaise initialement encouragée par le président Tshisekedi a dû se faire discrète. En 2019, la révélation de la planification d’opérations conjointes avec le Rwanda avait suscité un fort mécontentement au Nord et Sud-Kivu, où les mémoires sont encore marquées par les exactions de l’armée rwandaise commises depuis 1996 jusqu’actuellement.
Depuis lors, bien que cette éventualité ressurgisse ponctuellement et que le président rwandais se soit rendu à Goma en 2021, aucune opération conjointe n’a été officialisée par les deux gouvernements et la coopération militaire congolo-rwandaise s’efforce de rester discrète. Ainsi, la signature d’un accord de coopération entre les polices du Rwanda et de la RDC à Goma, en décembre 2021, a immédiatement été rejetée par l’ensemble de la classe politique et de la société civile congolaises.
La coopération sécuritaire régionale et l’admission de la RDC dans l’East African Community (EAC) au début de 2022 ont toutes deux un air de déjà-vu. D’une part, il y a déjà eu des opérations conjointes contre les ADF (avec l’Ouganda) et contre les FDLR (avec le Rwanda) durant le mandat de Joseph Kabila. La crise du CNDP avait notamment pris fin avec un accord secret congolo -rwandais, qui s’était traduit par l’arrestation du leader de ce groupe armé par le Rwanda, en contrepartie d’opérations anti-FDLR menées par l’armée rwandaise au Nord-Kivu.
D’autre part, l’adhésion rapide à l’EAC ressemble à l’adhésion à la SADC en 1997. Il s’agissait alors pour Laurent-Désiré Kabila de trouver de nouveaux alliés pour contrebalancer la tutelle de ses alliés rwandais et ougandais. Après l’Afrique australe, les autorités congolaises se tournent désormais vers l’Afrique orientale dans leur quête d’une solution sécuritaire.

c. L’inefficacité des DDR

La stratégie du bâton et de la carotte à l’égard des groupes armés s’est traduite par des négociations centrées sur une offre de Démobilisation, Désarmement et Réintégration (DDR).  Toutefois, aucun DDR ne s’est concrétisé, à cause du manque de fonds et des mauvaises conditions de vie accordées aux ex-combattants.
Le 4 juillet 2021, le président Tshisekedi a lancé un nouveau programme de désarmement, démobilisation, relèvement communautaire et stabilisation (P-DDRCS), pour inciter les combattants des groupes armés à déposer les armes. Toutefois, bien que ce P-DDRCS soit le 4e programme de DDR depuis 2003, les leçons des échecs des précédents DDR ne semblent pas avoir été assimilées. Pourtant, de nombreuses évaluations ont mis en lumière les principaux problèmes qui ont rendu inefficaces les DDR précédents:
– absence de suivi politique du programme;
– complexité et opacité bureaucratique de la gestion du programme;
– absence de création d’emplois pour la réintégration économique durable des anciens combattants;
– intégration des anciens combattants dans des forces de sécurité dysfonctionnelles;
– détournement de fonds;
– divisions dans le leadership des groupes armés;
– contradictions entre le DDR et la réforme du secteur de la sécurité.
Les initiatives de DDR en Ituri et au Nord-Kivu ont réitéré les erreurs précédentes.
En RDC, les DDR sont devenus un contrat qui est la plupart du temps un marché de dupes. D’un côté, les leaders des groupes armés s’engagent officiellement à démobiliser leurs troupes, mais ils négocient officieusement un bonus, pour cacher des troupes et des armes ou pour maintenir le contrôle sur leurs troupes, tout en intégrant l’armée. De l’autre côté, le gouvernement s’engage officiellement à intégrer ces seigneurs de guerre et leurs miliciens dans les services de sécurité et/ou à œuvrer à leur réintégration dans la vie civile, mais officieusement il s’efforce de les marginaliser et de détourner une part de la contribution financière des bailleurs.
Les DDR ayant donné lieu à ce marché de dupes répétitif, ils ont abouti à des phases de dé- et remobilisation des groupes armés et des va-et-vient des combattants entre la vie civile, l’armée et les milices. Cette instrumentalisation du DDR par le gouvernement et les groupes armés a fini par lasser les bailleurs internationaux et plusieurs d’entre eux semblent avoir opté pour limiter ou suspendre leur contribution financière pourtant nécessaire pour la mise en œuvre du programme de désarmement et réintégration communautaire des ex membres des différents groupes armés.

3. POURQUOI N’Y A-T-IL RIEN DE NOUVEAU A L’EST?

Si tous les conflits de l’Est congolais n’ont pas de causes économiques, leur perpétuation depuis trois décennies suppose une économie politique particulière. Celle-ci a la capacité de financer le système de conflits et génère une kleptocratie qui a transformé l’insécurité en rente économique.
Cela explique l’auto – financement et la durabilité de la conflictualité, dont les indices les plus flagrants sont la stabilité de la classe kleptocratique issue de la guerre et des routes du commerce illicite. Cette stabilité est à l’origine des échecs des initiatives de pacification internationales et de la lassitude actuelle des «faiseurs de paix».

a. L’économie politique de la conflictualité

Dans le cadre de l’économie de rente minière congolaise, les trois provinces de l’Est sont caractérisées par un système de prédation par la violence. La kleptocratie extractive congolaise repose sur une économie rentière de prédation. Le recours à la violence pour le contrôle des ressources naturelles est inscrit dans l’histoire du Congo depuis l’époque de l’État libre du Congo (violence coloniale liée à la collecte du caoutchouc et de l’ivoire).
Mais la raison pour laquelle l’extraction des ressources naturelles par la violence ne concerne que quelques provinces et pas la grande zone minière du pays (le sud de l’ancien Katanga) tient à l’histoire et à la géographie (ressources minérales pillables car situées en surface dans les Kivus, sécurisation des mines katangaises par des intérêts industriels étrangers, inscription de la violence génocidaire dans l’histoire des Grands Lacs, etc.).
Dès 2002, un rapport de l’ONU jetait une lumière crue sur les causes économiques des conflits dans l’Est de la RDC, c’est-à-dire l’exploitation militarisée des ressources naturelles (diamants, or, coltan, cuivre, cobalt, bois d’œuvre, faune et flore sauvages) par des «réseaux d’élites» régionaux impliquant alors le Rwanda, l’Ouganda et le Zimbabwe.
La conflictualité dans l’Est congolais résulte aussi de la contagion de la conflictualité de ses voisins. En effet, cet espace est historiquement une zone refuge pour les opposants des régimes voisins (ADF venus d’Ouganda, FDLR venus du Rwanda et plusieurs groupes armés venus du Burundi). Cette conflictualité importée est résiliente, parce que ces groupes armés se sont greffés sur l’économie prédatrice dans l’Est de la RDC et agissent comme les autres acteurs de ce système de conflits. Le monopole de la prédation par le gouvernement central s’étant effondré avec le mobutisme à la fin du XXe siècle, les ressources extractives de l’Est congolais ont été accaparées de manière anarchique par les armées occupantes, des seigneurs de guerre congolais et des communautés locales.
Le retrait des armées ougandaise et rwandaise n’a pas mis fin à leur mainmise sur ces ressources: elles ont continué à en tirer profit par le biais d’intermédiaires armés tandis que, de retour dans ces provinces, l’armée congolaise s’efforçait de prendre sa part des ressources naturelles. Au fil des années, des rééquilibrages dans le partage de ces ressources ont eu lieu entre ceux qui les contrôlent. Née à la charnière des deux siècles, cette économie de guerre et de pillage s’est progressivement fossilisée. Les régimes voisins ont maintenu leurs réseaux de sous-traitance de l’exploitation des ressources naturelles d’autant plus facilement qu’ils sont le point de passage incontournable pour leur exportation.
De plus, le régime congolais s’est invité dans cette exploitation violente grâce à ses services de sécurité qui ont repris progressivement le contrôle de certaines zones et des flux commerciaux. De 2000 à nos jours, l’Est congolais est passé graduellement d’une économie de guerre partagée entre plusieurs armées étrangères à une économie de guérilla partagée entre groupes armés et FARDC. Dans une large mesure, le comportement et les techniques d’extorsion des groupes armés ne font qu’imiter les pratiques des forces de sécurité (par exemple, la fameuse pratique d’extorsion de la «barrière» qui consiste à ériger un péage illégal et à taxer personnes et marchandises).
Cette économie de guérilla a généré son élite, a son propre « business model » et s’est insérée avec succès dans l’économie mondiale. Beaucoup des membres de l’élite kivutienne actuelle ont émergé après la seconde guerre du Congo (1998-2002), grâce aux profits de l’économie de guerre à cette époque et ils poursuivent leur stratégie d’accumulation. Habituée aux pratiques de l’économie de guerre, cette élite prolonge celle-ci par une économie de pillage, en utilisant des groupes armés et des forces de sécurité qui servent leurs intérêts, en même temps qu’ils se servent. Le «business model» de cette élite est: extraction par la violence et commercialisation par la fraude.
Ce business model est partagé par les cercles dirigeants des pays voisins (Rwanda, Ouganda et Burundi), comme le soulignait le concept de réseaux d’élite transnationaux dans le rapport Kassem. Commerçants, militaires, politiciens, fonctionnaires ou ministres, ces « Big Men » qui forment l’élite provinciale ont créé des réseaux prédateurs transnationaux et sont des entrepreneurs de violence. En jouant le rôle de donneurs d’ordres, ces derniers acquièrent et maintiennent leur autorité à travers des relations complexes de réciprocité asymétrique avec un ensemble de clients, qui sont simultanément liés à une pluralité d’autres réseaux, basés par exemple sur la parenté, des liens professionnels, une attache géographique, des solidarités diverses, etc.
À l’intérieur des réseaux de Big Men, le pouvoir se fonde principalement sur la distribution de bénéfices ou l’octroi d’un accès à des opportunités de génération de revenus. Appelés localement les « millionnaires du chaos » ou « les pompiers pyromanes », ces Big Men tirent les ficelles derrière les conflits locaux dans une logique de profit, les amplifient et en perdent souvent le contrôle. Ils sont à l’intersection des intérêts des voisins et des cercles dirigeants de Kinshasa et sont donc la base de cette économie violente qui s’est parfaitement insérée dans la mondialisation.
En effet, la principale ressource naturelle exploitée pendant la guerre dans l’Est de la RDC a été les « minerais des conflits » (or, coltan, cassitérite et wolframite). Les Kivus ont connu une véritable ruée vers le coltan au début du siècle qui a aiguisé les appétits et ensuite une ruée vers l’or. L’évolution des cours mondiaux de ces minerais a permis de financer les belligérants (le prix du coltan passant de 10 à 380 $ le kg de 2000 à 2001 et celui de l’or connaissant une tendance haussière depuis la crise de 2008). Les minerais aisément exploitables de manière artisanale ont alors constitué la base économique des groupes armés et une source de revenus importante pour les régimes voisins. Depuis lors, les experts de l’ONU et des ONG ont documenté la diversification des ressources économiques des groupes armés et des FARDC, qui ne se limitent plus aux minerais mais s’étendent au charbon de bois, au chanvre, au cacao, etc.
Cette économie de guérilla fait système: elle crée un cercle vicieux parfait entre pauvreté et conflit. D’une part, par leurs destructions et rackets, les groupes armés contribuent à la paupérisation de la population et la brutalisation des communautés, créant ainsi un pool de jeunes ruraux pauvres piégés dans des logiques de survie; d’autre part, grâce à leur taxation de tous types de produits et à leur faible coût de fonctionnement, les groupes armés sont des entreprises autofinancées.
Les profits de cette économie sont en partie réinvestis dans la création de nouveaux groupes armés, d’où leur prolifération continue. Ce faisant, la capacité d’autofinancement de la conflictualité la transforme en une guerre sans fin et sans autre but réel que le maintien des rentes qu’en tirent ses divers acteurs.
À cela s’ajoute un état chronique de pauvreté et d’insécurité, combiné à une socialisation dans la violence et des institutions prédatrices, qui incite la population en général et la jeunesse en particulier à recourir à la violence comme mode de survie et de règlement des litiges (prolifération de la justice populaire, des milices rurales et des gangs urbains).

b. La stabilité des réseaux affairistes et de la géo-économie des trafics

La continuité de la conflictualité dans les provinces de l’Est est le reflet de la stabilité des réseaux politico-affairistes de cette région. Alors qu’à Kinshasa le paysage politique a changé avec l’arrivée de Felix Tshisekedi à la présidence, dans les provinces de l’Est, les élites de chacune des provinces n’ont pas changé. L’analyse biographique de quelques Big Men représentatifs qui ont intégré le champ politique au niveau national ou provincial montre leur longévité.

– Robert Seninga (Masisi / Nord-Kivu):
Commandant au sein de l’AFDL en 1997 puis du RCD en 1998.
Conseiller du gouverneur du Nord-Kivu Eugène Serufuli durant la rébellion du RCD-Goma de 2000 à 2007.
Parrain du groupe armé Nyatura formé durant la rébellion du CNDP en 2009.
Député provincial depuis 2006.
Président de la coopérative minière Cooperama.
Président de l’assemblée provinciale du Nord-Kivu depuis 2019 en tant que membre de la coalition de Joseph Kabila (FCC).

– Antipas Mbusa Nyamwisi (Beni, Butembo / Nord-Kivu):
Président du RCD-Kml, mouvement rebelle issu de la scission du RCD après la brouille entre le Rwanda et l’Ouganda en 1999.
Ministre de la Coopération durant la transition de 2003 à 2006.
Ministre des Affaires étrangères 2006-2007.
Ministre de la Décentralisation et de l’Aménagement du territoire en 2008.
Exil en 2012 après une brouille avec Joseph Kabila.
Réélu député national de Butembo en 2018.
Réélu président du RCD-Kml en 2021.

– Justin Bitakwira (Uvira / Sud-Kivu):
Cadre de l’AFDL en 1997 et créateur des Forces d’autodéfense populaire en 1999.
Député élu en 2006 et réélu en 2011 au nom de l’UNC.
Président fondateur du parti l’ARCN.
Ministre des Relations avec le Parlement.
Ministre du Développement rural en 2017.
Député.

Ces trois personnalités sont des archétypes qui ont récemment fait parler d’elles.
En 2019 et 2020, des membres de la coopérative d’artisans mineurs Cooperama ont attaqué des membres de la police des mines sur plusieurs chantiers miniers, afin de provoquer le départ de sociétés concurrentes. Plusieurs personnalités politiques du Nord-Kivu ont été identifiées parmi les membres de Cooperama lors de ces échauffourées, notamment Robert Seninga, un ancien président de Cooperama actuellement président de l’assemblée provinciale du Nord-Kivu.
En novembre 2020, Felix Tshisekedi a dépêché dans les hauts plateaux du Sud-Kivu une délégation conduite par Justin Bitakwira, ex-ministre du Développement rural, pour sensibiliser les groupes armés à la paix.
Antipas Mbusa Nyamwisi est un seigneur de guerre du Nord-Kivu. Durant la seconde guerre du Congo, il s’est enrichi grâce à l’abolition des tarifs de douane entre Beni, son fief, et l’Ouganda, ainsi qu’en facilitant l’arrivée de compagnies pétrolières. Depuis lors, il a toujours entretenu des liens troubles avec les groupes armés présents dans son fief. Son ascension dans la politique nationale a commencé pendant la transition (2003-2006) et s’est terminée en 2012, quand son opposition au président Kabila l’a forcé à prendre le chemin de l’exil et à perdre son siège de député national. Après sa période d’exil, il a profité de l’ouverture politique constituée par les élections de 2018, pour se faire réélire et essayer de retrouver son influence passée, proposant d’intervenir comme conseiller dans la lutte contre les ADF.

Ces trois personnalités publiques ont pour caractéristiques d’avoir commencé leur carrière dans les violences guerrières des années 1990 et de s’être reconverties comme politiciens, tout en conservant la mainmise sur un fief et ses ressources, grâce à leurs liens avec des groupes armés.
Commandant hutu qui a fait ses premières armes lors de la mini-guerre du Masisi en 1993, Robert Seninga est l’archétype du rebelle reconverti dans la politique et les affaires. Il a fait partie du RCD puis du RCD-Goma, à l’époque où la rébellion dirigeait le Nord-Kivu, puis il a changé d’allégeance au fur et à mesure du rétablissement du contrôle gouvernemental. Il a été cité dans de nombreux rapports sur le trafic des minerais du Masisi car, en tant que président de la Cooperama, il gère des chantiers miniers et entretient un ancien conflit autour de concessions minières avec la Société minière de Bisunzu à Rubaya, dans son fief du Masisi. Ses liens avec des groupes armés mobilisés pour favoriser ses intérêts miniers sont notoires.
Personnalité politique bafulero bien connue du Sud-Kivu, Justin Bitakwira a su passer de l’opposition à la majorité de façon opportuniste et entretient des liens étroits avec les différents mouvements Mayi-Mayi de l’ethnie Bafulero dans la plaine de la Ruzizi (territoire d’Uvira). Durant toute sa carrière, il s’est illustré par ses discours de haine contre les banyamulenge et son soutien aux mouvements armés. En janvier 2020, il a créé le mouvement Simama Kivu, ouvertement anti-banyamulenge. Sa désignation comme envoyé par le président Tshisekedi a été vivement critiquée par les communautés banyamulenge et bembe du Sud-Kivu, qui considèrent qu’il ne recherche que des gains politiques personnels.
Justin Bitakwira n’est pas le seul politicien du Sud-Kivu à entretenir des liens avec des groupes armés. Le député Jemsi Mulengwa entretient de longue date des liens avec les Mayi-Mayi Yakutumba et Emmanuel Ramazani Shadary avec les Mayi-Mayi Malaïka.
Emmanuel Ramazani Shadary est un membre fondateur du PPRD, le parti de Joseph Kabila. Il fut vice-gouverneur puis gouverneur de la province du Maniema de 1997 à 2006. Il a été élu député national en 2006 et en 2011 et devint Vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur et de la Sécurité de 2016 à 2018. Le 29 mai 2017, l’Union européenne l’a inscrit sur la liste des personnes sous sanctions pour sa responsabilité dans la répression des manifestations pro-démocratie entre 2016 et 2017. Candidat malheureux aux élections présidentielles de 2018, il est depuis député national du PPRD.
Les anciens rebelles qui forment la classe politique d’aujourd’hui ne se sont donc qu’à moitié reconvertis et conservent toujours une force de frappe milicienne locale pour défendre et promouvoir leurs intérêts dans cette économie de prédation guerrière. Appelés les «millionnaires du chaos», ils sont nombreux dans l’assemblée provinciale du Nord-Kivu. Décriés publiquement, Robert Seninga a dû se faire leur porte-parole en 2021 en déclarant: «Il n’y a pas de députés dans les groupes armés».

L’opportunisme des politiciens de l’Est de la RDC explique leur faculté à se reconvertir, quelle que soit leur obédience politique ou militaire. Qu’ils aient commencé dans la rébellion, l’opposition ou avec Joseph Kabila, tous ont rejoint ou tissé des liens étroits avec le camp kabiliste pour continuer à faire des affaires.
L’arrivée de Felix Tshisekedi au pouvoir n’a rien changé dans la «politique business» et a même accru le nomadisme politique. En effet, pour asseoir son pouvoir et mettre fin à la cohabitation avec le mouvement de Joseph Kabila, le président Tshisekedi a dû débaucher beaucoup d’élus nationaux et provinciaux.
Mais les Big Men de l’Est congolais ne sont pas les seuls acteurs de l’économie du conflit à résister au temps. La continuité est également remarquable chez leurs partenaires d’affaires ougandais, rwandais et burundais (en grande partie à cause de la stabilité de la classe dirigeante de ces régimes) et même chez les investisseurs non africains.

Parmi les intermédiaires internationaux de l’économie minière dans l’Est congolais, Klaus Eckhof et Alain Goetz, dont les premiers contrats dans la région remontent aux années 1990, sont toujours actifs.
Klaus Eckhof, un géologue allemand qui avait fondé Moto Goldmines en 2003, une compagnie détentrice d’un permis d’exploitation en Ituri, et qui a joué un rôle dans l’acquisition de la mine de Bisie au Nord-Kivu par Alphamin Resources, est de retour dans la région avec les sociétés Okapi Resources et AJN Resources.
Alain Goetz, un homme d’affaires belge, avait obtenu le droit d’exporter de l’or de Laurent-Désiré Kabila. Sa société Congocom exportait l’or de la RDC en Belgique, avant qu’il ne soit mis en cause par les Nations unies pour trafic de minerais en 2009 et qu’il soit condamné par la justice belge pour fraude. Il est néanmoins revenu sur le même marché à partir de Dubaï, en construisant des raffineries d’or en Ouganda et au Rwanda, alimentées par les gisements congolais, ce qui vient de lui valoir d’être mis sous sanctions par les autorités américaines.

La stabilité s’observe aussi du côté des seigneurs de guerre.
William Amuri Yakutumba est depuis 2007 à la tête du principal groupe Mayi-Mayi du territoire d’Uvira. Les FARDC et les Mayi-Mayi Yakutumba sont tantôt alliés tantôt ennemis et les Mayi-Mayi Yakutumba contrôlent certains circuits de trafic d’or avec le Burundi.
Créé en 2014, le NDC-R est considéré comme un acteur majeur dans le contrôle des sites miniers du territoire de Masisi.
En Ituri, le FRPI et les différentes factions de la CODECO sont impliqués dans le trafic d’or, alors que le contrôle des sites aurifères était déjà l’enjeu des conflits entre groupes armés lors de la guerre ethnique entre 1999 et 2006.
En décrétant l’état de siège et en donnant le pouvoir civil aux FARDC, le président Tshisekedi a créé un simulacre de changement. Il n’a finalement fait que remettre à d’anciens rebelles devenus généraux des FARDC le contrôle des sites miniers exploités auparavant par les généraux proches du régime précédent. Le président Tshisekedi a nommé un général issu du RCD-Goma gouverneur de l’Ituri et un général issu du RCD-Kml gouverneur du Nord Kivu. Une reproduction du pacte de corruption faite entre l’armée et le président qui existait lorsque Joseph Kabila était au pouvoir.

Au-delà des acteurs de la conflictualité, la stabilité s’observe également dans la géographie des trafics régionaux. L’Ouganda, le Burundi et le Rwanda sont devenus d’importants exportateurs de coltan, tantale et cassitérite durant et peu après les guerres du Congo, et ils sont maintenant des fournisseurs d’or qui exportent plus qu’ils n’ont la capacité de produire. Les routes du commerce qui relient l’Est congolais aux marchés internationaux passent par ces trois pays. Elles préexistaient aux conflits et ont prospéré grâce à eux. Le bois et les minerais lourds voyagent par les routes depuis la RDC vers les ports de Mombasa (Kenya) et Dar-es-Salam (Tanzanie) en transitant par le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda. L’or était acheminé à Dubaï à partir de l’aéroport de Nairobi, avant que ne s’ouvrent des liaisons directes entre Dubaï, Istanbul et les capitales des pays des Grands Lacs Africains.

c. La lassitude des acteurs internationaux

L’échec des dernières initiatives internationales de règlement du conflit est aussi l’une des causes de l’absence d’avancée en termes de pacification de l’Est congolais. En effet, la répétition des échecs a naturellement conduit les acteurs internationaux impliqués dans la gestion de ce conflit à une grande lassitude. Alors que la question congolaise était au sommet de l’agenda international au début du siècle, elle suscite aujourd’hui surtout le scepticisme et le désintérêt dans les cercles internationaux. L’échec répété des initiatives internationales est illustré par la gestion de la crise politico-sécuritaire et la mise en œuvre de l’initiative de régulation des «minerais de conflit».

– La présence/absence des Nations Unies

Depuis 2006, mis à part la période de la rébellion du M23, durant laquelle les Nations unies ont su déployer une réponse à la hauteur de la menace, les Nations unies sont de moins en moins capables de réagir aux crises qui secouent la RDC. D’abord très investies dans les négociations pour régler le conflit congolais de 1999 à 2006, les Nations unies se sont ensuite enlisées, puis ont commencé leur mise en sommeil après les élections frauduleuses de 2011. D’acteur politique de premier plan de 1999 à 2011, elles se sont depuis lors positionnées en simple observateur des crises congolaises.
Lors de la crise du M23 en 2012 – 2013,  le Conseil de sécurité avait autorisé le déploiement, au sein de la MONUSCO, d’une force d’intervention proactive qui, avec les FARDC, a mené des offensives victorieuses contre le mouvement du M23, soutenu par le Rwanda et l’Ouganda, et ensuite contre les ADF. Ces opérations militaires ont été complétées par l’accord-cadre sur la paix, la sécurité et la coopération (PSC) et la mise en place d’un nouveau cadre d’échange régional. Réplique de la Conférence internationale pour la région des Grands Lacs (CIRGL), ce processus n’a pas su apporter de réponses aux causes de la crise congolaise et s’est enlisé.
Lors du glissement (période pendant laquelle Joseph Kabila avait refusé d’organiser les élections 2016-2018), les Nations unies ont été complètement absentes. C’est la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) qui est intervenue pour débloquer la situation et qui est parvenue à faire signer l’accord de la Saint-Sylvestre le 31 décembre 2016 entre le gouvernement et l’opposition. Dans la résolution de cette crise politique majeure, l’Église catholique a joué le premier rôle, l’UA le second et les Nations unies aucun. Après une décennie d’enlisement, la MONUSCO est désormais une mission sans compas, sans capital politique et qui sert uniquement de bouc émissaire et d’exutoire aux Congolais.

– L’échec exemplaire des efforts de régulation du commerce des minerais

Afin de mettre fin au financement des groupes armés par le commerce des minerais, les États-Unis (2010) puis les pays européens (2017) ont adopté des textes réglementaires sur les « minerais des conflits », c’est-à-dire l’étain, le tantale, le coltan et l’or.
L’OCDE, qui compte 38 États membres, a aussi adopté un guide sur le devoir de diligence à exercer dans la chaîne d’approvisionnement de l’étain, du tantale, du tungstène et de l’or en provenance des zones de conflit ou à haut risque de la région africaine des Grands Lacs. L’OCDE a en outre travaillé avec la CIRGL pour créer un mécanisme régional de traçabilité et de certification.
Plus de dix ans plus tard, force est de reconnaître que cette intervention internationale n’a pas atteint son objectif (assécher financièrement les groupes armés) car elle a été contrariée et contournée. D’une part, suite aux efforts de régulation du secteur de l’étain, les groupes armés ont reporté leurs efforts sur le commerce illégal d’or, qui fait beaucoup plus facilement l’objet de contrebande.
De plus, ils ont aussi diversifié leurs sources de financement, comme le bois, le cacao et le charbon, les barrages routiers restant la source principale de taxation sur les ressources naturelles par les acteurs armés étatiques et non étatiques. Les tentatives de policer le commerce de l’or dans les Grands Lacs se sont heurtées à la hausse des cours mondiaux de ce minerai, qui a provoqué une véritable ruée vers l’or dans la région, l’entrée des compagnies chinoises dans le secteur aurifère congolais et des exportations massives vers Dubaï qui s’est imposée comme une des grandes places du commerce de l’or.

La réduction du trafic d’or a échoué, comme l’indiquent les exemples ci-dessous.

Sociétés nommées dans des rapports d’investigation sur le trafic d’or:

En dépit des lois et des enquêtes menées par les autorités ougandaises, en 2013 les sociétés Westcorp Mining et Treasure Highland Cave, installées à Kampala, faisaient un commerce illégal d’or en provenance du Soudan du Sud et de la RDC. Au Rwanda, les sociétés CIMIEX et Unions Mines ont été soupçonnées d’importer de l’or illégalement depuis la RDC. En 2015, la société Argor-Heraeus a été blanchie par la justice suisse sur sa responsabilité dans le trafic d’or entre la RDC et la Suisse via l’Ouganda, une décision de justice dénoncée par de nombreuses ONG. À partir de 2017, l’Ouganda s’est doté de raffineries d’or, dont African Gold Raffinery. Cette compagnie a finalement été placée sous sanctions par les autorités américaines le 17 mars 2022.
D’autre part, le système de traçabilité et de certification des minerais s’est révélé être à la fois complexe, lent et coûteux. En 2019, seuls 122 sites d’exploitation minière artisanale sur un total de 2 673 avaient été inspectés par des équipes de validation de sites miniers, et les équipes d’inspection ne parviennent pas à effectuer des inspections sur une base semestrielle, comme le prévoit la loi congolaise. Les difficultés financières et matérielles d’application d’un système rigoureux de traçabilité et de certification ont conduit à des assouplissements progressifs. Par ailleurs, la certification des minerais étant mise en œuvre par des administrations nationales, souvent corrompues, sa crédibilité est toujours sujette à caution.
La certification donne lieu à des manœuvres de lobbying et plusieurs cas avérés de fraude ont conduit les acteurs internationaux à financer des mécanismes de surveillance du système de traçabilité et de certification par des organisations de la société civile. La régulation normative de l’exploitation des minerais est limitée, tant que les administrations locales chargées de sa mise en œuvre n’ont pas été elles-mêmes assainies et réformées. En outre, cette régulation normative a conduit à un désengagement ou à un boycott important des zones minières affectées par des conflits, entraînant la perte des moyens de subsistance des communautés locales.
Enfin, dans un contexte de forte demande mondiale d’or, le commerce de ce minerai et d’autres ressources naturelles dans les Grands Lacs demeure largement non régulé. De ce fait, l’exploitation prédatrice et violente des provinces de l’Est congolais est vouée à continuer.

4. CONCLUSION

L’absence d’avancée dans la pacification de l’Est de la RDC est la conséquence du développement économique rentier mené par la violence.
Une vaste coalition d’intérêts locaux, nationaux, régionaux et même internationaux issue de la guerre du Congo est parvenue à se cristalliser et à pérenniser ses sources de revenus à travers une économie de guérilla prédatrice. Cette coalition a été rendue possible par un pacte de corruption entre les acteurs de cette économie dans laquelle les Big Men jouent un rôle fondamental. L’impunité qui prévaut dans les Grands Lacs, en général, et en RDC, en particulier, évite toute remise en cause de ce pacte de corruption et des élites qui y sont impliquées. De ce fait, les relations douteuses entre hommes d’affaires, politiciens, militaires et miliciens ne sont jamais véritablement sanctionnées et le paysage politico-économique de l’Est congolais est resté largement inchangé.
Face à ce nexus d’intérêts prédateurs, les gouvernements congolais recourent au même répertoire usé de fausses solutions. Ils mettent en particulier l’accent sur la réponse militaire pour résoudre ce qui n’est qu’une conséquence de la gouvernance problématique de la RDC.
L’impunité a été la règle consacrée pour l’obtention de la paix dans les Grands Lacs («la paix avant la justice»), les réformes de gouvernance initiées durant le premier mandat de Joseph Kabila ont vite été avortées et elles n’ont jamais été remises en chantier.
De leur côté, les acteurs internationaux impliqués en RDC ont mis en avant des solutions techniques face à ce problème de gouvernance essentiellement politique. L’échec de l’intervention internationale pour policer le commerce des minerais est, à ce titre, exemplaire.
À force d’accumuler les échecs et de dépenser des milliards en vain, les acteurs internationaux ont fini par sombrer dans une résignation silencieuse et la « Congo fatigue » prévaut dans les cercles internationaux. La pacification de l’Est congolais passe par une réforme de gouvernance en RDC et probablement aussi dans les pays des Grands Lacs.

[1] https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/republique-democratique-congo-lest-rien-de-nouveau