Congo Actualité n. 470

L’OPÉRATION SHUJAA DE L’OUGANDA EN RDC

Combattre les ADF ou sécuriser les intérêts économiques?

Groupe d’Étude sur le Congo (GEC) – 14.06.’22[1]

SOMMAIRE

RÉSUMÉ
1. INTRODUCTION
2. L’OPÉRATION SHUJAA
3. INFRASTRUCTURES ROUTIÈRES ET RELATIONS OUGANDO – CONGOLAISES
a. Le projet de la construction de routes dans l’est de la RDCongo
b. Les ramifications économiques et politiques du projet
c. La société Dott Services
4. LES OPÉRATIONS MILITAIRES ET L’ESCALADE DES TENSIONS AVEC LE RWANDA
a. La résurgence du Mouvement du 23 Mars (M23)
b. L’accès aux minerais de la RDCongo et les tensions régionales
5. LE PÉTROLE, TOTAL-ÉNERGIES ET LA FRANCE
a. L’exigence d’avancer rapidement
b. La nécessité de sécurité
6. CONCLUSION

RÉSUMÉ

En novembre 2021, la rébellion du Mouvement du 23 Mars (M23) a commencé à lancer des attaques contre le gouvernement congolais dans la zone située juste à l’ouest des frontières ougandaise et rwandaise. Ces attaques se sont intensifiées en mai, lorsque la rébellion a pris Rumangabo, le plus grand camp militaire du Nord-Kivu, et a avancé vers Goma. Fin mai, elles avaient provoqué le déplacement de 61 000 personnes, tandis que des indices crédibles suggéraient que le gouvernement rwandais soutenait l’offensive du M23.
Ce rapport se concentre sur le déploiement des Forces de Défense Populaires de l’Ouganda (UPDF) pour mener des opérations aux côtés de l’armée congolaise dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri. Selon le gouvernement ougandais, ces opérations ont été lancées afin de démanteler les Forces Démocratiques Alliées (ADF), un groupe armé islamiste extrêmement brutal. Mais était-ce la seule raison? Dans ce rapport, nous nous attachons à comprendre l’éventail des autres motifs économiques, géopolitiques et sécuritaires en jeu. Il explique en particulier que l’opération militaire visait vraisemblablement aussi à protéger les gisements de pétrole et les infrastructures de l’Ouganda autour du lac Albert, et à construire des routes pour développer un marché pour les exportations ougandaises.
Tant le gouvernement ougandais que des entreprises privées tirent profit des opérations militaires. Elles permettent à Dott Services, une entreprise de construction ougandaise, et à Total Energies, une compagnie pétrolière française, de promouvoir leurs intérêts. Le président Yoweri Museveni a fait du commerce et du pétrole la pierre angulaire de sa stratégie économique et politique: avec une population jeune qui augmente rapidement et une popularité déclinante, la croissance économique est essentielle pour son gouvernement.
L’intervention ougandaise a déjà eu des répercussions géopolitiques de grande ampleur. L’opération a irrité le Rwanda et a été l’une des raisons de la réapparition de la rébellion du M23.

1. INTRODUCTION

Le 16 novembre 2021, trois kamikazes ont attaqué Kampala, tuant au moins quatre personnes et en blessant 37, dont 27 policiers. Un quatrième kamikaze a été traqué et abattu. Le président ougandais Yoweri Museveni a déclaré plus tard dans la journée que les assaillants étaient liés aux ADF, qui sont apparus en Ouganda au début des années 1990 et sont basés en République Démocratique du Congo depuis 1995. L’État islamique, auquel les ADF ont prêté allégeance en juillet 2019, a revendiqué ces attaques dans un communiqué le même jour.
Peu après l’attaque, le président congolais Felix Tshisekedi et le président Museveni ont convenu de lancer des opérations « conjointes » dans le nord-est du Congo en vue de démanteler les ADF. Cet accord politique a été formalisé dans un accord de défense et de sécurité entre l’Ouganda et le Congo signé le 9 décembre 2021.

2. L’OPÉRATION SHUJAA

Shujaa  signifie « champion » ou « héros » en swahili. Depuis le lancement des opérations, le gouvernement ougandais les a présentées comme un succès. Le 30 novembre 2021,  le fils du président ougandais, Muhoozi Kainerugaba, a affirmé sur Twiter qu’un millier de rebelles des ADF avaient été tués et que l’UPDF avait «largué 30 tonnes de munitions sur eux pendant qu’ils dormaient». De même, le 7 mars 2022, les FARDC ont annoncé avoir libéré au moins 72 otages, capturé 98 combattants, tué plusieurs autres et récupéré 197 armes. Le 27 mars, le porte-parole des FARDC, le général de division Kasonga, a affirmé que «tous les sanctuaires, tous les quartiers généraux, toutes les places fortes des ADF ont été détruits et les environs pacifiés».
Cependant, aucune de ces allégations ne semble avoir été étayée par des sources indépendantes.
L’opération a utilisé l’artillerie lourde contre les ADF, ce qui a éloigné le groupe de ses bases historiques dans le «Triangle de la mort», au nord-est de la ville de Beni (Nord Kivu), et l’a fragmenté en trois à quatre groupes. Certains de ces groupes se sont déplacés vers l’ouest en direction de Mambasa (Ituri), ce qui y a entraîné une augmentation du nombre d’attaques.
Bien que le nombre d’attaques des ADF ait diminué au cours des premiers mois de l’opération, la violence a recommencé à augmenter depuis février 2022. Selon le Baromètre sécuritaire du Kivu, au moins 119 civils ont été tués par les ADF en mars 2022, ce qui est supérieur à la moyenne enregistrée lors des huit mois précédents l’opération. En effet, toujours selon les chiffres du Baromètre sécuritaire du Kivu, entre avril et novembre 2021 inclus, une moyenne de 95 civils ont été tués par mois.
Un diplomate a comparé les opérations à une tentative de «écraser une mouche avec un marteau»; un autre les a décrites comme « beaucoup de poussière et de bruit», Cela signifie que l’impact à long terme de ces opérations sur le groupe ADF est très discutable.
Les analystes soutiennent également que le nombre de soldats de l’UPDF impliqués dans l’opération, entre 2 000 et 4 000, ne lui permet pas d’avoir beaucoup d’effet: étant donné le terrain difficile et vaste sur lequel elle opère, l’UPDF est probablement limitée à repousser les combattants des ADF vers des endroits plus éloignés. De plus, la stratégie militaire actuelle néglige le caractère hybride du groupe, car les ADF sont à la fois un acteur régional, avec des réseaux à travers l’Afrique de l’Est, ainsi qu’un groupe local, ancré dans les luttes et les dynamiques locales.
Enfin, selon des entretiens avec des sources proches de l’UPDF, un objectif majeur de l’opération militaire semble avoir été la création d’une zone tampon le long de la frontière. Cependant, les ADF sont plutôt réapparus dans la zone frontalière, dans des endroits tels que la chefferie de Watalinga et les zones adjacentes. Ces zones avaient constitué la base d’où, à la fin des années 1990, les ADF lançaient des attaques en Ouganda, mais elles avaient été épargnées par les violences des ADF ces dernières années. Les opérations semblent donc paradoxalement avoir rendu la frontière moins sûre qu’auparavant.

3. INFRASTRUCTURES ROUTIÈRES ET RELATIONS OUGANDO – CONGOLAISES

a. Le projet de la construction de routes dans l’est de la RDCongo

Dans les années précédant l’opération Shujaa, il y avait eu une série de réunions entre Tshisekedi et Museveni concernant la construction de routes dans l’est de la RDCongo. Lors d’une visite du président congolais en Ouganda les 9 et 10 novembre 2019, il a été convenu que « les deux pays mettraient en œuvre certains projets d’infrastructures stratégiques, notamment la construction et la modernisation de 1.182 kilomètres de réseau routier principal reliant les deux pays». Cela a été développé davantage le 21 février 2020, lorsqu’ils ont convenu de la reconstruction immédiate de 223 kilomètres de routes prioritaires. Il s’agit de la route Mpondwe/Kasindi – Beni (80km), la route Bunagana – Rutshuru – Goma (89km) et la route Beni – Butembo (54km).
Le coût de ces routes prioritaires est estimé à 335 millions de dollars. Il a été convenu que les deux pays contribueraient à hauteur de 20 % chacun à ces coûts. Les 60 % restants du coût total, soit 201 millions de dollars, seraient payés par la société de mise en œuvre Dott Services. En octobre 2020, le gouvernement ougandais a approuvé le financement de 66 millions de dollars pour le projet. Cependant, aucune communication congolaise officielle n’a été publiée à cet égard et les budgets congolais pour 2021 et 2022 ne prévoient pas de financement pour cela. Malgré cela, le projet a été officiellement lancé par les deux présidents le 16 juin 2021.
Ce projet de construction de routes est lié à l’opération Shujaa.

b. Les ramifications économiques et politiques du projet

Les travaux de construction / réhabilitation des routes dans l’est de la RDCongo auront des ramifications économiques et politiques remarcables.
Le 29 mars 2022, la RDCongo est devenue membre de la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC), devenant potentiellement un partenaire commercial encore plus important pour la région, et pour l’Ouganda en particulier. Il y a toujours eu un commerce transfrontalier important entre l’Ouganda et la RDCongo.
En 2019, par exemple, les exportations formelles de l’Ouganda vers son voisin représentaient 156 millions de dollars; les exportations informelles étaient encore plus importantes, d’une valeur de 330 millions de dollars, dont la majorité étaient des biens industriels. Cela fait de la RD Congo le plus grand marché d’exportation pour les exportations informelles ougandaises, représentant 62 % de toutes les exportations informelles. Les importations ougandaises en provenance de la RDC sont bien moindres: 30 millions de dollars d’importations formelles en 2019 et 23,5 millions de dollars d’importations informelles.
Le poste frontière de Mpondwe, point de départ des nouvelles routes, est un point d’échange particulièrement important. De tous les postes frontaliers, il représente 35,7 % des exportations ougandaises informelles, soit 190 millions de dollars.  L’intégration de la RD Congo dans l’EAC contribuera à élargir davantage ce marché pour les produits ougandais. Le secteur manufacturier congolais est beaucoup plus faible et importe de nombreux produits agricoles d’Ouganda. Le ciment aussi constitue un produit d’exportation très important, représentant en 2019 un peu plus de la moitié (50,2%) de toutes les exportations ougandaises formelles.
Tout cela est politiquement important pour le régime de Museveni: la population ougandaise augmente rapidement et le régime est de plus en plus contesté, ce qui rend la croissance économique importante pour asseoir sa légitimité. La plus grande revendication de légitimité du président Museveni est qu’il a apporté la paix et libéré le pays de la guerre civile. Cet argument ne tient pas beaucoup pour la jeune population en plein essor de l’Ouganda: 80 % de la population a moins de 30 ans et est née après l’arrivée au pouvoir de Museveni.
Cependant, pour que la construction de routes et l’intégration économique réussissent, une protection militaire est nécessaire. Dans la communication du gouvernement et de l’armée ougandaise, les routes et la sécurité ont été présentées comme étroitement liées. La chronologie
des opérations et la construction de routes sont aussi liées: l’UPDF a officiellement lancé ses attaques contre les ADF le 30 novembre 2021; la construction routière a commencé quelques jours plus tard, le 3 décembre 2021. Particulièrement intéressante dans ce contexte est la façon dont, en octobre 2021, avant les opérations en cours, un protocole d’accord a été signé entre Kinshasa et Kampala sur «des opérations concertées ciblées pour des travaux d’infrastructure» en RD Congo. Le protocole d’accord a été signé entre les chefs d’état-major des armées respectives et comportait un plafond d’effectifs pour le déploiement avec du personnel technique supplémentaire pour les routes. Cela démontre à quel point la protection militaire est centrale pour la construction des routes qui devrait durer environ deux ans.

c. La société Dott Services

Les travaux routiers ont été confiés à Dott Services, la société qui mettra en œuvre les projets de construction. Selon le ministre ougandais des travaux publics et des transports, l’entreprise a été choisie et contractée par le gouvernement congolais. Quelques éléments sont à noter au sujet de cette entreprise. Certains rapports situent l’entreprise Dott Services comme proche de la famille du président ougandais et d’autres élites politico-économiques. Dott Services a signé en décembre 2020 un contrat minier avec la société minière publique congolaise Sakima (Société Aurifère du Kivu et du Maniema), acquérant d’importants sites miniers de la province du Maniema.
Au sein du public congolais, il existe également une grande méfiance quant aux bénéfices éventuels des routes pour leur pays. Cela dépendra de la mesure dans laquelle le commerce, qui est en grande parte informel pour le moment, sera formel et taxé. De plus, nul ne sait qui bénéficiera du péage routier proposé, bien qu’un article de presse ait suggéré qu’il s’agirait de Dott Services, en tant que «retour sur investissement».

4. LES OPÉRATIONS MILITAIRES ET L’ESCALADE DES TENSIONS AVEC LE RWANDA

Tout d’abord, il est important de souligner l’isolement croissant du Rwanda, ainsi que les tensions avec l’Ouganda.
À peu près au même moment où les troupes ougandaises sont entrées en RDCongo, le gouvernement congolais a également fermé les yeux sur l’entrée sur de troupes burundaises pour mener des opérations ciblées contre les rebelles burundais du RED-Tabara. Cela a commencé en décembre 2021 et s’est poursuivi jusqu’en 2022, avec environ 380 soldats.
En d’autres termes, alors que l’Ouganda et le Burundi ont pu mener des opérations militaires en RDCongo,  le Rwanda n’a pas été autorisé à le faire. L’annonce, en décembre 2021, de l’arrivée de policiers rwandais à Goma pour une mission de collaboration avec les forces de police congolaises avait entraîné d’importantes manifestations dans la ville, au cours desquelles plusieurs personnes ont été tuées; cette collaboration ne s’est pas concrétisée. En conséquence, le Rwanda s’est senti marginalisé.
Le président Kagame a exprimé à de nombreuses reprises son inquiétude ainsi que sa déception de ne pas être inclus dans l’opération militaire contre les ADF. Il a souligné la nécessité d’une collaboration, arguant qu’il existe un lien direct entre les ADF, les FDLR et d’autres groupes armés. Il a également déclaré que son pays envisageait «divers mécanismes» pour résoudre les problèmes de sécurité dans l’est de la RDCongo, ce qui a été compris par certains comme une menace voilée d’intervention militaire. Aux dires d’un diplomate de la région, «Kigali a vu l’ouverture de Kinshasa vers l’Ouganda et le Burundi et ils s’est senti entouré de régimes hostiles, ce qui l’isole de plus en plus dans la région».
En outre, les projets de construction de routes, en particulier la route de Rutshuru à Goma, sont également soupçonnés de constituer une menace pour la sphère d’influence du Rwanda dans l’est de la RDC.

a. La résurgence du Mouvement du 23 Mars (M23)

La rébellion du M23 avait été vaincue par une offensive conjointe des Nations Unies et des FARDC en novembre 2013, les troupes restantes ayant fuit vers le Rwanda et l’Ouganda. À partir de 2017, le M23 a commencé à lancer des attaques isolées contre l’armée congolaise dans la zone autour du volcan du mont Sabinyo. Ces attaques se sont multipliées en novembre 2021, lorsque le groupe a organisé plusieurs raids autour de la ville de Rutshuru, et se sont encore intensifiées fin mars 2022, lorsque le M23 a pris le contrôle de zones clés du territoire de Rutshuru. D’une part, un certain nombre d’observateurs soutiennent que ces attaques étaient l’initiative du M23, destinée à forcer les négociations avec le gouvernement congolais, en vue de l’intégration de ses éléments armés au sein de l’armée régulière avant la mise en œuvre du programme de Désarmement, Démobilisation, Relèvement Communautaire et Stabilisation (P-DDRCS) qui exclue une telle possibilité. D’autres interprètent la résurgence du M23 comme une réaction de Kigali à l’influence et à la présence croissante de l’Ouganda dans l’est de la R Congo, d’autant plus que le soutien du Rwanda au M23, dans la période 2012-2013, a été amplement documenté.

b. L’accès aux minerais de la RDCongo et les tensions régionales

L’est de la RD Congo est une importante source de minerais pour l’Ouganda et le Rwanda. Les deux pays se sont historiquement disputé l’accès aux minerais de l’est de la RDCongo; cette compétition est revenue sur le devant de la scène ces dernières années.
En novembre 2020, Dot Services a signé un contrat avec la société minière publique congolaise Sakima, par lequel elle a acquis des sites miniers d’importance stratégique dans la province du Maniema, riches en étain, tantale et tungstène, ainsi qu’en or. Pour ce faire, elle a créé la coentreprise Punia Kasese Mining (PKM), dont elle détent 70 % des parts. Les 30 % restants appartiennent à la société minière publique congolaise Sakima. Le contrat prévoit également la création d’une usine de traitement de minerais et de métaux précieux permettant à la coentreprise de lancer des projets d’infrastructures dans la région, ainsi que la réhabilitation et le développement d’actifs hydroélectriques.
Peu de temps après, fin juin 2021, une série de contrats miniers ont également été signés entre le Rwanda et la RDCongo. Le premier a été signé entre les présidents des deux pays, stipulant que l’or produit par Sakima sera raffiné au Rwanda par la société locale relativement inconnue Dither Ltd. De plus, selon une source, les chargements d’or seraient sécurisées par les armées des deux pays, ce qui pourrait donner aux Forces de défense rwandaises «une marge de manœuvre considérable pour sécuriser la chaîne d’approvisionnement minière dans les provinces de l’Est de la
RDC». Ce contrat, dont la version finale n’a pas été rendue publique, a suscité de vives inquiétudes en RD Congo et à Kampala. L’or constitue l’une des principales sources de revenus d’exportation de l’Ouganda: en 2021, l’or était le produit d’exportation le plus important de l’Ouganda, pour une valeur de 2,24 milliards de dollars. La majeure partie de cet or provient de la RD Congo et une baisse de l’accès à l’or congolais entraînerait des conséquences économiques majeures.

5. LE PÉTROLE, TOTAL ÉNERGIES ET LA FRANCE

Il existe d’importants gisements de pétrole sur les rives congolaise et ougandaise du lac Albert.
Il est donc évident que la sécurisation des champs pétrolifères constitue une raison importante de l’opération militaire en cours. Les investissements de plusieurs milliards de dollars sont la pierre angulaire de la stratégie économique et politique de Museveni.
Le 1er février 2022, au milieu de l’opération Shujaa, un accord d’investissement a été finalisé sur le projet pétrolier, d’une valeur de plus de 10 milliards de dollars, par le président Museveni, la présidente tanzanienne Samia Suluhu Hassan, la China National Offshore Oil Corporation
(CNOOC) et TotalEnergies. On estime que la région du lac Albert contient entre 1 et 1,4 milliard de barils, faisant de l’Ouganda le pays détenant les cinquièmes plus grandes réserves d’Afrique subsaharienne. La région accueille le projet Tilenga, opéré par TotalEnergies, et Kingfsher par CNOOC.

a. L’exigence d’avancer rapidement

Les élections de 2026 en Ouganda créent un sentiment d’urgence pour ce projet, le pétrole étant censé commencer à couler en 2025. Cela pourrait à son tour être une raison majeure influençant l’intervention militaire ougandaise rn RDCongo.
Cette urgence est également présente pour TotalEnergies, le principal investisseur de Tilenga, et pour l’East Africa Crude Oil Pipeline (EACOP) qui acheminera le pétrole par un oléoduc de 1 443 kilomètres jusqu’au port tanzanien de Tanga. Total est sous pression, car ce projet intervient dans un contexte de critique croissante des investissements dans les énergies fossiles, et notamment des nouveaux investissements pétroliers, en raison de la crise climatique. Lors de la COP26 à Glasgow, le gouvernement français, dont le soutien est particulièrement important pour TotalEnergies, s’est engagé à réduire sa dépendance aux énergies fossiles, en devenant membre de la coaliton Beyond Oil and Gas Alliance. Dans le cadre de cette initiative, la France s’est engagée à supprimer progressivement toute exploration et production de pétrole et de gaz sur son territoire métropolitain et outre-mer d’ici 2040. De plus, TotalEnergies est sous la pression de ses actionnaires pour se réorienter vers des énergies plus durables.
Ce contexte a déjà eu un impact sur le financement du projet. En mars et avril 2021, plusieurs bailleurs de fonds, dont la Banque africaine de développement, onze banques commerciales (dont Barclays et BNP Paribas) et trois compagnies d’assurance ont retiré leur soutien à l’EACOP après les pressions et les critiques de la coalition internationale StopEACOP.
L’impact du projet sur les droits humains a également été vivement critiqué: TotalEnergies est poursuivi en France par six ONG, pour ne pas avoir correctement évalué la menace du projet Tilenga pour les droits humains et l’environnement.
Cela ne signifie pas que TotalEnergies va se retirer. Au contraire, Tilenga est important dans la stratégie de l’entreprise, car elle a besoin de nouveaux projets pour compenser la raréfaction des gisements qu’elle détient dans d’autres pays africains, comme le Gabon ou l’Angola. Cela augmente la pression pour commencer à extraire le pétrole bientôt.
Après avoir progressé très lentement pendant longtemps, le processus s’est considérablement accéléré ces dernières années. Cette accélération a été particulièrement visible au cours de la dernière année. Le 11 avril 2021, une série d’accords ont été signés entre l’Ouganda, la Tanzanie et TotalEnergies pour la construction du pipeline de 3,5 milliards de dollars. En septembre 2021, le gouvernement ougandais a introduit une loi, la loi EACOP, afin de définir les réglementations fiscales et économiques du gazoduc, notamment une série d’exonérations fiscales. Cette loi a été promulguée par le parlement en décembre 2021.

b. La nécessité de sécurité

Ces investissements massifs nécessitent de la sécurité. Le gouvernement ougandais et TotalEnergies veulent éviter un scénario comme celui de Cabo Delgado, au Mozambique, où une insurrection a suspendu l’investissement de plusieurs milliards de dollars de TotalEnergies. Comme l’a confié un analyste: «Les investisseurs sont particulièrement sensibles à l’idée d’attaques contre les infrastructures pétrolières, telles que les puits et les pipelines.  Il s’agit d’investissements de plusieurs  milliards».
Pour cette raison, la région riche en pétrole s’est vue de plus en plus militarisée, notamment par le gouvernement français. Depuis 2016, l’armée française a formé les troupes ougandaises à la guerre en montagne et en 2019 a officialisé la création d’une nouvelle brigade de montagne. La protection du pétrole a été explicitement reconnue comme une raison centrale de son existence. En 2018, le chef des forces de défense, le général David Muhoozi, a déclaré à propos de la collaboration militaire franco-ougandaise que la région Albertne «a besoin d’une protection sérieuse, pour que la jeune industrie pétrolière puisse prospérer».
Il convient également de mentionner qu’il existe un bloc pétrolier du côté congolais du lac Albert. Le pompage du pétrole à partir de cet endroit augmenterait également la rentabilité du coûteux pipeline EACOP. Bien que TotalEnergies ait cédé ses parts dans ce bloc pétrolier particulier en 2019, il est toujours considéré comme le seul candidat sérieux: compte tenu de ses activités de l’autre côté du lac, l’investissement relatif serait plus faible.
Enfin, il faut rappeler que la France joue un rôle très important dans le soutien de l’Opération militaire actuellement en cours dans l’est de la RDCongo et dénommée Shujaa. Les troupes ougandaises, dont la plupart sont des membres de la Brigade de montagne, ont reçu une formation de la part de l’armée française, comme décrit plus haut. Tandis que, parmi les troupes congolaises participant à l’opération Shujaa, il y a un Bataillon entraîné au combat dans la jungle, et formé  en 2021 (au Gabon), toujours par les Français.

6. CONCLUSION

Sept mois après le lancement de l’opération Shujaa par l’UPDF dans l’est de la RD Congo, force est de constater que les opérations militaires n’ont pas le succès annoncé. Si l’opération a réussi à créer des poches de sécurité isolées, elle n’est pas parvenue à affaiblir structurellement les ADF.
Depuis les premières opérations de ce type en 1996, par l’UPDF, les FARDC et les forces de maintien de la paix de l’ONU, les ADF se sont avérées résilientes, mobiles et adaptatives.
Le présent document a décrit les intérêts politiques et économiques derrière ces opérations. Dans l’ensemble, outre les intérêts sécuritaires, le gouvernement ougandais se concentre sur la sécurisation de ses investissements pétroliers et le renforcement des réseaux commerciaux, afin de remédier  la perte de légitimité du régime à la veille des prochaines élections prévues en 2026.
D’une part, les opérations militaires permettront la construction de routes, qui est réalisée par une entreprise politiquement connectée. Ces routes serviront la politique commerciale de l’Ouganda: compte tenu de l’adhésion récente de la RD Congo à la Communauté de l’Afrique de l’Est, ces infrastructures renforceront les échanges avec la RD Congo, notamment l’exportation des produits ougandais.
D’autre part, les opérations militaires visent également à sécuriser des projets pétroliers autour du lac Albert. TotalEnergies et le président ougandais veulent éviter un scénario « Cabo Delgado », où les insurgés menacent un investissement de plusieurs milliards de dollars.
Enfin, l’intervention ougandaise a également créé une situation régionale potentiellement explosive par rapport à Kigali. L’opération militaire actuelle se déroule dans un contexte de relatons déjà tendues entre l’Ouganda et le Rwanda, motivées par des problèmes de sécurité et d’accès aux minerais dans l’est de la RD Congo. Les opérations, ainsi que l’infrastructure routière, élargissent la sphère d’influence de l’Ouganda dans la région et pourraient potentiellement conduire à une nouvelle escalade de ces tensions.

[1] https://www.congoresearchgroup.org/fr/2022/06/14/loperation-shujaa-de-louganda-en-republique-democratique-du-congo-combattre-les-adf-ou-securiser-les-interets-economiques/