Congo Actualité n. 274

QUI SONT LES TUEURS DE BENI?

Groupe d’étude sur le Congo

Mars 2016[1]

SOMMAIRE

I. RÉSUMÉ ET RECOMMANDATIONS

II. INTRODUCTION

III. PRÉSENTATION DES FAITS

IV. QUI SONT LES TUEURS ? UNE ÉVALUATION DES HYPOTHÈSES

a. Les rebelles ADF

  • Aperçu historique des ADF
  • Les ADF et leurs présumés liens avec d’autres groupes terroristes
  • Les auteurs des massacres de Beni: les ADF, mais pas seulement les ADF
  • Les ADF et les massacres de Kamango et de Kikingi en 2013
  • La grande série de massacres commis de 2014 à 2016

b. Les FARDC: entre omniprésence et inefficacité

  • Complicité passive des FARDC
  • Participation directe des FARDC aux massacres
  • Observations et conclusion partielle sur la piste FARDC

c. Les anciens du RCD/K-ML

V. PRINCIPALES CONCLUSIONS

 

I. RÉSUMÉ ET RECOMMANDATIONS

Depuis octobre 2014, aux environs de la ville de Beni, dans le nord-est de la République Démocratique du Congo (RD Congo), plus de cinq cent personnes ont été tuées et des dizaines de milliers ont fui leurs foyers. La mission de l’ONU et le gouvernement congolais ont déclaré publiquement que les massacres sont l’œuvre des rebelles ougandais des Allied Democratic Forces (ADF). Les recherches du Groupe d’étude sur le Congo (GEC) indiquent que la définition des ADF est à revoir. Au lieu d’un groupe islamiste étranger motivé par la vengeance, il s’agit plutôt d’un groupe qui, au cours de vingt années de présence autour de Beni, a fini par tisser des liens forts avec les milices et des groupes d’intérêts locaux.

Notre enquête préliminaire indique que la responsabilité des massacres ne peut pas être attribuée seulement aux ADF. En plus des commandants qui appartiennent strictement aux ADF, certains membres des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC), des anciens du Rassemblement congolais pour la démocratie–Kisangani/Mouvement de libération (RDC–K/ML), ainsi que des membres des milices communautaires sont aussi intervenus dans les attaques contre la population civile.

Nous ne pouvons pas nous prononcer sur les chaînes de commandement ou sur les motivations de ces groupes, mais il est clair que le gouvernement congolais et la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en RD Congo (MONUSCO) n’ont pas fait les efforts suffisants pour répondre à cette crise et ont mal identifié l’ennemi. Souvent, bien qu’ayant perdu des centaines de soldats dans les opérations contre les ADF qui ont eu lieu avant juillet 2014, les FARDC n’ont pas réagi à temps pour protéger la population pendant et après les événements, un manque d’initiative que l’on reproche aussi à la MONUSCO. Nos chercheurs ont documenté des cas où des officiers des FARDC ont dissuadé leurs unités d’intervenir pendant des massacres et il existe de nombreuses preuves indiquant que des membres des FARDC ont activement participé aux massacres.

RECOMMANDATIONS:

  • Le gouvernement devrait constituer dans les plus brefs délais une commission d’enquête spéciale dirigée par un procureur militaire haut gradé pour enquêter sur les actes de violence perpétrés autour de Beni depuis octobre 2014. Les résultats de l’enquête devraient être rendus publics;
  • La MONUSCO devrait mener une enquête en vue d’établir les responsabilités dans les massacres de Beni;
  • Le Sénat et l’Assemblée de la RDC nationale devraient constituer une commission d’enquête conjointe chargée de situer les responsabilités politiques, notamment le rôle qu’ont pu jouer les responsables des institutions en charge de la sécurité dans la commission des massacres autour de Beni;
  • Le gouvernement congolais devrait proposer un plan de stabilisation et de sécurisation pour le territoire de Beni qui implique les FARDC, les communautés locales et la MONUSCO.

II. INTRODUCTION

Entre octobre 2014 et décembre 2015, autour de la ville de Beni, plus d’un demi-millier de civils ont été assassinés, essentiellement à l’arme blanche. Paradoxalement, l’identité des responsables est à ce jour restée une énigme et prête à controverse.

Dès le début, les institutions officielles et les médias ont déclaré qu’il s’agissait de membres des ADF, un groupe rebelle ougandais basé en RDC. L’explication semblait logique puisque les massacres ont commencé au premier semestre de 2014, juste après le démantèlement des bastions des ADF par les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) dans la plaine de la Semuliki, adjacente au Mont Ruwenzori. Les partisans de cette théorie disent que les ADF auraient été motivées par un esprit de vengeance à l’encontre des populations locales, parce que celles-ci les auraient signalées aux Forces de Sécurité.

Cette version a vite été contredite ou nuancée par différentes parties. Certaines autorités gouvernementales ont vu dans les ADF la main invisible de Mbusa Nyamwisi, un leader local passé à l’opposition. De son côté, celui-ci a accusé des officiers des FARDC d’être à la fois commandants des FARDC et des ADF. Entre temps, une commission parlementaire, instituée en vue de faire la lumière sur les massacres, avait dénoncé des carences dans le commandement des FARDC.

Enfin, la coïncidence de ces massacres avec les migrations récentes des populations d’expression kinyarwanda a accentué les spéculations concernant l’identité des meurtriers.

Malgré cette énigme et l’ampleur de la violence, aucune investigation approfondie n’a été initiée par le gouvernement de Kinshasa, les Nations Unies, ou les organisations non-gouvernementales.

La présente enquête essaie de répondre aux questions suivantes: Qui a perpétré les massacres? Quelles sont les causes sociales et structurelles qui se cachent derrière ces massacres? Quels sont les enjeux, les stratégies et les motivations des acteurs directement ou indirectement intéressés par l’insécurité à Beni?

III. PRÉSENTATION DES FAITS

Que s’est-il passé exactement dans les environs de la ville de Beni entre octobre 2014 et février 2016?

La plupart des médias ont accepté, sans la remettre en cause, la version de l’armée congolaise et de la MONUSCO: les ADF, un groupe de miliciens islamistes, ont été tenues responsables des tueries.

Notre enquête confirme que les ADF sont, en grande partie, responsables de la violence. Mais il est aussi évident que l’interprétation des autorités et de la presse, qui voient les ADF comme «un groupe djihadiste et islamiste», «appartenant à la mouvance islamique… en contact avec des djihadistes de Somalie et du Kenya», entretenant «des liens avérés avec les Shebabs» ne reflète pas la réalité. Après plus de vingt ans vécus en terre congolaise, les ADF se sont profondément enracinées dans la société locale et ont tissé des liens avec d’autres groupes armés locaux. Il n’est donc pas surprenant que le réseau de tueurs inclue des ADF d’origine ougandaise, mais aussi des soldats des FARDC, d’anciens officiers du RCD/K-ML, et des milices communautaires.

Les massacres ont débuté le 2 octobre 2014 à Mukoko et à Kokola, à plus de 20 kilomètres au nord de la ville de Beni. Des victimes ont été décapitées devant les membres de leur famille, des malades ont été démembrés dans leurs lits d’hôpital et des centaines de civils ont été tués à l’aide d’armes blanches. L’on peut penser qu’au moins 551 personnes sont mortes tout au long de ces tueries.

Concernant les personnes ciblées, il est difficile de faire des généralisations. Malgré certaines rumeurs, toutes les communautés religieuses ont été visées, même si la majorité des victimes était chrétienne, religion la plus représentée démographiquement dans la région. Les témoins interrogés attestent que les tueurs ne s’intéressent pas à la religion de leurs victimes. De la même façon, la plupart des assassinats ont été commis sans discrimination ethnique apparente. Néanmoins, des indices font le lien avec un conflit entre les communautés originaires du territoire de Beni qui se sentent marginalisées, et plus exactement entre les Mbuba, considérés comme autochtones, et les Nande, accusés d’avoir envahi le territoire des Mbuba.

En outre, les massacres ont connu un mode opératoire varié, ce qui pourrait conduire à penser que plusieurs groupes aient été impliqués.

– Types d’armes: armes blanches (69 %), armes à feu (27 %) et incendies (4 %).

– Tranches d’heures: nuit / après 21h00 (55 %), soir / de 17h00 à 21h00 (38 %) er journée / de 6h00 à 17h00 (7 %).

– Langues utilisées par les tueurs : Kiswahili (47%), Kinyarwanda (20%), Lingala (15%), Luganda (13%), Anglais (4%), Arabe (3%), Kinande (2%), Kimbuba (1%), silence (2%) et langue inconnue (2%).

Les tueurs se déploient en groupes de taille variable, pouvant compter d’une dizaine à une cinquantaine de personnes. Ils surprennent souvent leurs victimes pendant la nuit dans leur sommeil, mais opèrent aussi parfois le soir, au moment où les paysans rentrent des champs, dînent ou boivent leur bière. La composition des groupes diffère aussi: ce sont parfois des petits groupes, ou alors des groupes mixtes composés d’hommes, de femmes et d’enfants.

Ils utilisent parfois la ruse pour distraire leurs cibles ou les voisins: les enfants jouent du tam-tam et chantent pendant qu’une partie des adultes tue et qu’une autre surveille les parages ou attend que l’opération soit terminée pour compter les morts. Les assaillants peuvent piller le lieu du massacre ou repartir sans rien emporter. Ils peuvent être vêtus de tenues militaires des FARDC, entre autres, ou combiner des qamis avec des vêtements ordinaires. Dans tous les cas, après les carnages, ils se retirent tranquillement, sans précipitation; on a aussi remarqué qu’ils préfèrent utiliser les armes blanches : machettes, haches, couteaux, marteaux et houes.

Au cours du deuxième semestre 2015, les dynamiques de violence ont changé de manière subtile.

Les affrontements ont pris une autre tournure: les massacres de civils ont baissé d’intensité au profit d’affrontements militaires entre un groupe armé non clairement identifié et les FARDC, essentiellement sur le tronçon routier Mbau-Eringeti. L’exemple le plus frappant de cette tendance a été l’attaque contre des positions FARDC et de la MONUSCO à Eringeti, le 29 novembre 2015. Pendant cette attaque, les assaillants ont fait preuve de compétences militaires et stratégiques très développées, en attaquant simultanément plusieurs positions militaires. De même, le 13 janvier, des présumés combattants des ADF ont lancé des attaques simultanées contre des positions FARDC et celles de la MONUSCO à Opira, tuant quatre soldats.

IV. QUI SONT LES TUEURS ? UNE ÉVALUATION DES HYPOTHÈSES

Le gouvernement central et son appareil militaire ont, depuis le début, conclu que les ADF étaient responsables des tueries et n’ont, par conséquent, pas mené d’investigation. La MONUSCO a confirmé ce discours.

a. Les rebelles ADF

Aperçu historique des ADF

Les ADF sont un groupe rebelle ougandais qui a émergé des tensions nées au sein de la communauté musulmane ougandaise. Au début des années 1990, des membres de la secte des Tabligh ont affronté le Conseil suprême islamique au sujet de la direction d’une mosquée à Kampala. Suite à cette dispute, Jamil Mukulu et plusieurs autres dirigeants Tabligh ont été arrêtés. Après leur libération en 1993, ils ont commencé à mobiliser une petite armée à l’ouest de l’Ouganda, avec le soutien du gouvernement soudanais, en riposte au soutien de Kampala à la rébellion de l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS).

À partir de 1995, les ADF s’étaient implantées dans la partie congolaise du massif du Ruwenzori, où elles s’était alliées de manière formelle à l’Armée Nationale de Libération de l’Ouganda (NALU), un groupe motivé par les revendications de la communauté ethnique ougandaise Konjo, installée elle aussi dans le secteur congolais de Ruwenzori depuis 1988. Le Nalu avait déjà tissé des relations étroites avec les autorités locales, notamment avec Enoch Muvingi Nyamwisi, le frère aîné de Mbusa Nyamwisi.

Les ADF/Nalu (le nouveau groupe issu de l’alliance entre les ADF et le Nalu) s’est tout de suite intégré dans la société congolaise. Des commandants ougandais ont épousé des femmes congolaises et se sont investis activement dans le commerce transfrontalier de bois, de minerais, ainsi que dans l’agriculture. Les leaders locaux ont bénéficié de la puissance militaire des ADF-Nalu, et, en contrepartie, ces mêmes leaders ont aidé les rebelles ougandais à se cacher au moment des attaques de l’armée ougandaise et de ses alliés congolais locaux. Il convient de signaler qu’un grand nombre de commandants des ADF-Nalu était de la communauté Kondjo, qui est installée de l’autre côté de la frontière avec l’Ouganda et qui partage la même langue et les mêmes coutumes que la communauté Nande. Ce sont surtout les communautés locales s’estimant marginalisées(surtout les Mbuba et les Talinga) qui ont vu dans leurs alliances avec les ADF-Nalu une opportunité de s’émanciper.

Malgré cette dynamique locale, entre 1996 et 2000, les ADF-Nalu sont restés focalisés sur l’Ouganda. Ils ont mené des attaques en Ouganda, ciblant des installations gouvernementales et des civils.

Toutefois, dans cette période, les ADF /NALU ont renforcé leurs liens avec un groupe rebelle congolais, le RCD/K-ML, qui a été créé en 1999, suite aux tensions nées au sein du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un autre groupe armé créé et appuyé par le Rwanda.

Sous la direction de son président Mbusa Nyamwisi, le RCD/K-ML installe son état-major à Beni en 1999, avec le soutien militaire du gouvernement ougandais.

Mbusa Nyamwisi joue à ce moment-là un jeu délicat, puisqu’il continue à entretenir des relations clandestines avec les ADF-Nalu, alors que l’armée ougandaise maintient le déploiement de ses forces à Beni. Cette situation change en 2002, quand le RCD/K-ML noue une alliance avec le gouvernement de Kinshasa, au point d’aboutir à la formation d’un gouvernement de transition et à l’intégration des troupes du RCD/K-ML au sein de la nouvelle armée nationale entre 2003 et 2006. Depuis cette intégration, un groupe d’anciens soldats de l’Armée patriotique congolaise (APC), la branche militaire du RCD/K-ML, est resté « en réserve » dans les forêts de la Vallée du Semuliki et a gardé des relations étroites avec les ADF-Nalu. Cette nouvelle configuration permet encore une fois aux ADF de renforcer leurs liens avec le RCD/K-ML.

En 2007, la partie NALU du groupe a succombé aux pressions militaires et s’est vu offrir l’amnistie

par le gouvernement ougandais. Dans les années suivantes, les ADF se sont radicalisées davantage et ont adopté un règlement intérieur strictement islamiste.

Les FARDC, parfois soutenues par les Nations Unies, ont lancé plusieurs offensives d’envergure contre ces ADF, les plus emblématiques étant l’opération Keba I en 2005, l’opération Ruwenzori en juin 2010, l’opération Radi Strike en mars 2012, et l’opération Sukola I depuis janvier 2014.

Cette dernière opération a connu une baisse d’intensité à la fin août 2014, suite à la mort du général Bahuma, remplacé par le général Charles Muhindo Akilimali, alias Mundos.

D’après le Groupe d’experts des Nations Unies, ces opérations ont causé beaucoup de morts parmi les ADF. Un ancien coordonnateur du Groupe des experts de l’ONU estime qu’un millier de membres des ADF est peut-être mort de faim, ces personnes s’étant réfugiées dans la forêt du parc national. Toutefois, ces offensives n’ont pas réussi à déstabiliser la hiérarchie du mouvement. Sous pression, les ADF ont dû se scinder en plusieurs groupes. Jamil Mukulu est parti et a été arrêté en Tanzanie le 20 avril 2015. D’autres groupes sont restés au Congo, le plus important d’entre eux sous le commandement de Seka Baluku. Malgré les offensives lancées contre ces groupes et l’arrestation de Mukulu, leur réseau d’approvisionnement, qui est actif au Congo comme en Ouganda, a été préservé dans une large mesure.

Le groupe ADF aurait compté 500 combattants en 1995, puis 1500 en 1998, avant que ce nombre ne rechute à environ 500 en 2005. Selon d’autres sources, les estimations de leurs effectifs varient désormais de 100 à 260 combattants. Le groupe ADF est inscrit sur la Terrorist Exclusion List des États-Unis dès 2001. Il est dirigé depuis 2007 par Jamil Mukulu, un chrétien converti à l’Islam, visé par des sanctions de l’ONU depuis 2011 et de l’Union européenne depuis 2012.

Les ADF et leurs présumés liens avec d’autres groupes terroristes

Les allégations des autorités ougandaises et de certains commentateurs sur de prétendus liens avec des réseaux islamistes internationaux n’ont pas été prouvées, et le Groupe des experts de l’ONU a conclu en janvier 2015 que «il n’y a pas de preuves crédibles qui suggèrent que les ADF ont, ou ont eu dans un passé récent, des liens avec des groupes terroristes étrangers tels que Al-Shabaab, Al Qaeda ou Boko Haram». Il est aussi à noter que, contrairement à ces autres groupes islamistes, les ADF ne font pratiquement aucun effort pour se manifester publiquement. Ils n’ont ni porte-parole, ni site Internet et ne sont pas visibles dans les médias sociaux.

Dan Fahey, un ancien coordonnateur du Groupe des experts de l’ONU qui a interrogé des dizaines de prisonniers des ADF, a conclu: «Récemment, le groupe s’est tourné vers l’intérieur (sic), semble avoir abandonné son ambition de renverser le pouvoir en Ouganda et essaie plutôt de créer une utopie recluse à l’est du Congo».

Les auteurs des massacres de Beni: les ADF, mais pas seulement les ADF

En ce qui concerne les auteurs des massacres perpétrés sur le territoire de Beni (Nord Kivu), la piste ADF se fonde sur le mobile plausible que les membres des ADF, dispersés par l’opération Sukola I, et dont les voies de ravitaillement auraient été coupées, se seraient vengés contre les populations civiles qui les auraient trahis en informant les FARDC de leurs déplacements et de leurs offensives. En attaquant la population civile, les ADF vengeraient les pertes de leurs membres au cours de l’opération Sukola I. Plusieurs faits soutiennent cette hypothèse: le port des qamis par les assaillants, la longue barbe de certains d’entre eux, l’usage du luganda ou d’un swahili proche de celui parlé en Ouganda et l’utilisation d’armes blanches. Trois prisonniers des ADF arrêtés par les FARDC nous ont aussi confirmé que les commandants des ADF parlaient ouvertement de leur participation aux massacres.

Toutefois, cette hypothèse ne correspond pas vraiment aux habitudes et aux stratégies du mouvement. Les ADF ne se sont jamais engagées dans une insurrection prolongée contre l’État congolais. Leur objectif affiché était de renverser le gouvernement ougandais.

En 1988, par exemple, les ADF ont brûlé vifs plus de 50 étudiants à Kichwamba et ont aussi été accusés d’avoir commis plusieurs attaques à la grenade à Kampala. Dans la même période, le groupe a enlevé plus de 150 étudiants près de la frontière avec le Congo. Toutefois, depuis plusieurs années, le commandement du mouvement paraît davantage concerné par sa propre survie dans l’est de la RDCongo.

Néanmoins, les massacres perpétrés autour de Beni constitueraient de loin les attaques les plus meurtrières de leur histoire et ne cadreraient pas avec leur mode opératoire précédent, selon lequel leurs attaques contre la population locale s’étaient typiquement limitées à renforcer leur contrôle sur le commerce et sur le territoire local.

D’après nos enquêtes, cette hypothèse qui considère les ADF comme les seuls responsables des tueries semble convaincante en ce qui concerne les massacres peu médiatisés qui ont eu lieu à Kamango en 2013. Elle devient cependant moins crédible lorsqu’on évoque la série de massacres déclenchée depuis octobre 2014.

Les ADF et les massacres de Kamango et de Kikingi en 2013

Plusieurs récits recueillis auprès de témoins des évènements de Kamango le 11 juillet 2013 et de ceux de Kikingi-Mwenda, qui se sont déroulés du 11 au 17 décembre 2013 (20 morts), 29 attribuent ces massacres aux ADF. La force de cette hypothèse qui attribue les massacres de Kamango et de Kikingi en 2013 aux ADF réside d’abord dans la forte concordance des témoignages. Les témoins ont fourni des comptes-rendus très similaires sur la séquence des événements et l’identité des tueurs. Il faut aussi noter que les témoins avaient la capacité de reconnaître les assaillants: la population de la région connaissait bien les ADF sous le contrôle desquelles elle avait vécu depuis plus d’une décennie. Le jour de l’attaque de Kamango, ils sont arrivés en nombre et ont tenu un meeting présidé par Kasadha Kalume Amisi, un commandant des ADF. À Kikingi, ils se seraient, par ailleurs, eux-mêmes présentés comme membres des ADF et auraient donné trois heures à la population pour évacuer la localité, dans l’éventualité d’une attaque contre les FARDC. A l’expiration de l’ultimatum, ils ont commencé par tuer les notables, pour convaincre la population à quitter les lieux. Toutefois, il est important d’insister sur la nature hétérogène des ADF. Pendant cette même période, un groupe d’anciens soldats de l’APC, sous le commandement d’Hilaire Kombi, était basé dans la même zone et avait des relations avérées avec les ADF. Il est possible que ces troupes aient aussi été impliquées dans ces massacres.

La grande série de massacres commis de 2014 à 2016

Concernant la grande série de massacres déclenchée le 2 octobre 2014 et qui se poursuit toujours plus d’une année après, l’hypothèse qui en attribue la responsabilité entière aux ADF ne convainc pas la plupart des témoins que notre équipe de recherche a rencontrés.

Il semble logique de considérer que les membres des ADF survivants puissent être tentés de venger la mort de nombreux d’entre eux et la destruction de leurs camps par les FARDC.

Un jeune homme, récent déserteur des ADF et ancienne escorte de Seka Baluku, commandant des ADF après le départ de Jamil Mukulu, a été interrogé par la MONUSCO. Selon lui, tous les massacres étaient planifiés par Baluku. La même source indique néanmoins que les ADF n’étaient pas responsables de tous les massacres. D’après lui, les dirigeants des ADF eux-mêmes se sont rendu compte qu’il y avait aussi d’autres tueurs sur le terrain, mais ils n’ont pas pu les identifier.

Une fille, faite prisonnière par un groupe de tueurs, et qui a réussi à s’échapper, témoigne que les membres de son groupe se présentaient comme membres de la NALU, jamais comme faisant partie des ADF, et ce malgré leur appartenance à l’Islam. Elle déclare que certains parlaient le kinyarwanda et d’autres le kiswahili. Un autre déserteur est un motard qui s’est rendu et qui a avoué qu’il avait aidé les ADF à perpétrer les massacres. Il a avoué qu’il avait été payé pour explorer la zone entre Ngadi et Oicha avant les massacres. Il se serait rendu parce qu’il avait peur.

Une investigation du Bureau des Nations Unies pour les Droits de l’Homme a obtenu des témoignages des rescapés des massacres et des membres des ADF qui confirment leurs conclusions selon lesquelles les ADF ont été responsables de la majorité des massacres.

Néanmoins, nous jugeons que, au regard de la quantité et de la qualité des témoignages, il est peu probable que les ADF aient perpétré seuls les massacres de Beni entre octobre 2014 et septembre 2015, et que l’interprétation commune désignant les combattants des ADF comme les assassins, est erronée. Trois éléments sèment le doute sur cette hypothèse et invitent à la prudence quant à la valeur à lui accorder.

Premièrement, nous avons récolté plusieurs témoignages provenant des FARDC qui contestent l’hypothèse des ADF et privilégient la piste FARDC. Par ailleurs, au cours de rencontres avec des responsables locaux facilitées par l’Initiative pour un leadership cohésif (ILC), plusieurs autorités locales et de la société civile ont insisté sur la participation des leaders locaux à la violence.

Deuxièmement, il y a des faits et des observations qui ne cadrent pas avec cette hypothèse. Par exemple, certains parmi les tueurs parlent le kinyarwanda et le lingala, tandis que la grande majorité des recrues des ADF sont des Ougandais ou des personnes originaires du territoire de Beni qui ne parlent par le kinyarwanda. D’après certains prisonniers des ADF, le commandement est presque uniquement composé d’Ougandais et les langues parlées pendant les opérations sont le luganda ou le swahili. Les mêmes prisonniers disent qu’il était interdit de tuer les enfants, alors que beaucoup de mineurs figuraient parmi les victimes. Il y a aussi des témoins qui ont vu les tueurs boire de la bière avant les massacres – par exemple, avant le massacre de Ngadi – ce qui ne correspond pas aux coutumes des ADF, qui suivent une discipline strictement islamique. Cette interdiction de consommer de l’alcool a été confirmée par des déserteurs des ADF.

Troisièmement, l’histoire du groupe rebelle résumée ci-dessus indique qu’il est presque impossible

que les ADF aient perpétré les massacres sans la complicité d’autres acteurs locaux, et qu’il faut au

moins revoir ce que nous entendons par « ADF ».

b. Les FARDC: entre omniprésence et inefficacité

L’hypothèse d’une implication des combattants des FARDC émise par la population locale, l’opposition politique et certaines voix issues de l’armée nationale, fait son chemin depuis fin octobre 2014.

Le déclenchement de la violence est survenu dans un contexte turbulent. D’un côté, le malaise croissant était palpable au sein de l’armée nationale. Les tueries ont commencé au lendemain du début du procès des assassins présumés du colonel Mamadou Ndala qui s’est tenu à Beni. Ce colonel était commandant en second de l’opération Sukola I avant d’être tué à quelques kilomètres de Beni le 2 janvier 2014. Le tribunal militaire a, en l’occurrence, trouvé qu’un réseau d’officiers des FARDC avait été manipulé par les ADF, afin de tuer le colonel Ndala. Entre-temps, le nouveau commandant des opérations des FARDC, le général de brigade Charles Muhindo Akilimali, communément appelé « Mundos », a été accusé par la société civile locale d’être inefficace, voire même complice des massacres. Aussi, les tueries ont débuté dix mois après le lancement de l’opération Sukola I contre les ADF et moins de deux mois après la mort du général Bahuma, premier commandant de l’opération Sukola I. Après la mort de Bahuma, les opérations ont ralenti, ce qui a peut-être permis aux ADF de se regrouper et de lancer une contre-offensive.

Complicité passive des FARDC

Selon plusieurs témoignages, les FARDC refusent d’intervenir pendant, ou plutôt, juste après les massacres. La non-assistance à personne en danger se manifeste par la non-poursuite ou la poursuite tardive des tueurs, même lorsque les FARDC ont été alertées à temps. Parmi les témoins rencontrés, certains affirment avoir personnellement alerté les FARDC mais cela n’a abouti à rien. Les membres des FARDC n’arrivent souvent que le lendemain matin pour compter et ramasser les corps.

D’après ces témoins, les raisons données par les FARDC incluent le fait que «les FARDC ne combattent pas la nuit» ou qu’ils attendent «l’ordre et/ou un renfort de Beni pour intervenir ou traquer les massacreurs». Ce dernier motif nous a été confirmé par un commandant des FARDC qui a révélé qu’on lui avait sommé de ne pas réagir sans ordre de la hiérarchie militaire. Cette inaction est vraiment choquante compte tenu de la proximité des camps des FARDC avec les lieux des crimes, comme ce fut le cas à Ngadi le 15 octobre 2014, à Mavivi le 11 mai 2015, à Eringeti le 17 octobre et le 1er décembre 2014 et à Tenambo le 8 octobre 2014.

Cette passivité se retrouve aussi dans les investigations. Après les massacres de Masulukwede et de Tepiomba, par exemple, les FARDC ont tardé à répondre lorsque la MONUSCO a demandé qu’une délégation mixte FARDC-MONUSCO se rende sur le lieu du massacre. Finalement, au lieu d’entrer par Mavivi, le colonel Dieudonné Muhima a dévié le chemin de la délégation mixte en amenant la MONUSCO et les FARDC à Mamundyoma, malgré des protestations des représentants de l’ONU.

Plus accablants encore sont les témoignages recueillis sur le terrain qui suggèrent que certains officiers auraient interdit aux soldats d’intervenir au moment des massacres; tout soldat qui violait cette interdiction était menacé d’une des sanctions suivantes: interpellation, mutation, ou abandon par le bataillon. Le cas de Ngadi, lors de l’attaque du 15 octobre 2014 à Beni, est frappant. Un sous-lieutenant en faction près du lieu du massacre témoigne: «Quand on a tué les gens de Ngadi, nous avions reçu l’ordre par Motorola de la part du colonel Murenzi, notre chef, de ne pas sortir, de rester standby, de ne pas faire le patrol autour du camp. Et au matin, on avait trouvé des gens (sic)».

Ces propos sont corroborés par le rapport du groupe de parlementaires fourni le 9 novembre 2014: le rapport cite le «cas d’un major qui, contacté par un enfant rescapé, alors que les tueries étaient en cours et que les cris des victimes parvenaient à la position qu’il contrôlait, a menacé de fusiller tout élément de son unité qui oserait intervenir et a même arraché les chargeurs de certains des éléments préoccupés d’intervenir. Il en est de même d’un colonel qui a jugé utile de recevoir et de garder un rescapé pour aller constater les dégâts le lendemain matin». Un officier des FARDC relate un autre incident inquiétant: «En levant les corps, ils les appellent des tomates. Le Commandant Kevin se moque des victimes en disant: « comme ça les Nande paient pour leur tribalisme »».

Jusqu’au moment de la rédaction de ce rapport, le gouvernement n’avait encore entrepris aucune enquête officielle sur les massacres pour clarifier les faits. Quand des chercheurs indépendants essaient de mener une enquête, on les en empêche parfois.

Participation directe des FARDC aux massacres

Au-delà de l’inefficacité et des atermoiements des FARDC, des allégations de sources sûres évoquent leur participation active dans les massacres. Néanmoins, il reste difficile de savoir exactement dans quelle mesure la hiérarchie de l’armée a été impliquée dans ces abus et quelles motivations auraient conduit certains de ses membres à participer.

Cas 1: Mayangose, de février à mars 2015

Entre février et mars 2015, plusieurs petites localités de la contrée de Mayangose, au nord-est de Beni, situées aux confins du Parc national des Virunga, ont vécu des massacres successifs. Le premier a eu lieu à Kididiwe dans la nuit du 3 au 4 février 2015 et a causé vingt et un morts. La nuit suivante, trois autres personnes ont été massacrées à Kambi ya Miba. Une autre vague de massacres a ensuite eu lieu au milieu du mois: deux morts à Malolu dans la nuit du 15 au 16 février et neuf morts à Matukaka dans la nuit du 18 au 19 février 2015.

Un policier, qui a mené des enquêtes sur les tueries répétées dans la contrée de Mayangose en février et mars 2015, affirme qu’il a obtenu des preuves que les membres du 1006ème régiment basés à Kithahomba (à 5 km sur l’axe Beni-Nyaleke) seraient les auteurs de ces tueries. Les criminels étant issus du pouvoir, affirme ce policier, les enquêteurs de la PNC ont attribué la responsabilité aux ADF pour se couvrir.

Une rescapée de Kididiwe/Mayangose, qui est sortie de sa cabane pour se cacher dans son champ afin d’échapper aux tueurs, témoigne qu’elle a entendu de simples tirs en l’air de la part des FARDC en réponse à ceux des assaillants. Elle ajoute que les meurtriers ont prié en arabe avant de tuer, mais qu’ils se sont exprimés en kiswahili et en lingala au moment de quitter le lieu du crime, ce qui a été confirmé par un autre rescapé. Cette rescapée ajoute que les membres des FARDC basés à l’entrée de Mayangose étaient au courant des préparatifs de l’attaque car, le soir précédant les massacres nocturnes, ils avaient prévenu un certain Mbale, le fils de Kimbulu, en lui conseillant

de ne pas se rendre à Mayangose.

Une autre rescapée a vu, depuis sa cachette, son mari et sa concubine se faire ligoter et égorger le 24 mars 2015, puis elle a entendu le groupe électrogène de la rizière se mettre en marche pour pouvoir diffuser de la musique chez Kimbulu. Elle confirme que les assaillants parlaient un kiswahili congolais et le lingala et qu’ils s’étaient ensuite dirigés tranquillement vers le parc, les FARDC n’apparaissant que le lendemain matin. Comme indiqué ultérieurement, des déserteurs des ADF disent qu’ils parlent le kiswahili ou le luganda pendant les opérations, non pas le lingala.

Un témoin interne aux FARDC, du grade de sous-lieutenant, confirme aussi la participation des FARDC et la façon dont ont réclute des militaires aussi, prêts à tuer, en leur payant 250 $ par personne décapitée.

Cas 2: Les massacres de Tenambo-Mamiki, le 8 octobre 2014

Le 8 octobre 2014, sept personnes ont été assassinées à Tenambo: trois par balle et quatre à l’arme blanche. Un rescapé, Modeste Leblanc, attaqué le premier vers 19h00 et blessé au bras gauche, au cou et à la tête, témoigne que le major Byamungu du 808ème régiment et son escorte ont participé à la tuerie. Il les a reconnus le soir de l’attaque. Il les connaît bien parce qu’il participe aux travaux communautaires du camp des FARDC de Tenambo Mamiki et il prétend que le major Byamungu convoite sa femme.

Il reste à savoir si c’est le même groupe de Byamungu qui, une heure plus tard, est allé massacrer six villageois à Mamiki, à 1,5 km de chez Leblanc. Le chef de la localité de Tenambo témoigne que,

comme il avait plu, en suivant les traces des pieds, on a pu constater que ceux qui avaient attaqué Leblanc s’étaient justement dirigés vers Mamiki. Le témoignage d’un rescapé de Mamiki apporte des compléments d’informations sur le massacre: «C’était le 08 octobre 2014. Ils étaient arrivés dans le village vers 20 heures. On avait entendu des coups de feu venant de vers Tenambo un peu avant. Ils parlaient plusieurs langues: le lingala et le swahili. Je crois que parmi les assaillants il y avait quelques soldats de FARDC, parce que leur langue ressemble à celle parlée par les soldats des régiments».

Cas 3: Ngadi, le 15 octobre 2014

Le mercredi 15 octobre 2014, à Ngadi, une localité qui fait partie de la ville de Beni, on a massacré trente et une personnes. Une femme de 86 ans qui a survécu au massacre de Ngadi nous raconte son expérience: «J’étais dehors avec six membres de ma famille, devant ma maison. Un groupe de trois militaires Fardc sont venus en nous saluant (sic). Ils ont demandé l’état de la sécurité (sic), puis ils nous ont informés que les ADF venaient de massacrer dans le village voisin et qu’ils venaient nous protéger. Ils ont réuni tout le village. Ensuite ils ont commencé à tuer les gens. Ce sont des militaires de Sukola qui nous ont tué». Elle a ajouté que les soldats parlaient en kinyarwanda et en swahili. Selon d’autres sources, l’avant-veille du massacre de Ngadi, un officier des FARDC avait prévenu une étudiante habitant à Ngadi et lui avait demandé de quitter le quartier, car un événement grave se préparait dans le quartier de Boikene. Le jour de l’attaque, le général de brigade Mundos avait retiré les soldats des FARDC de leur position habituelle à Ngadi. Ensuite, les assaillants seraient arrivés tranquillement, auraient regardé un match de football et bu de la bière dans un bar avant de commencer le massacre. Or les membres des ADF, qui sont soumis à une discipline islamique stricte, ne boivent traditionnellement pas d’alcool.

À ces trois cas s’ajoutent des témoignages généraux. Deux officiers supérieurs des FARDC ont fait part de leurs soupçons sur l’implication de leurs collègues aux tueries.

Par exemple, un sous-lieutenant qui a participé aux opérations Sukola I, nous a dit ceci: «Je crois que il y a eu un groupe d’ADF qui a tué, mais pas beaucoup (sic). Puis il y a eu les hommes abandonnés de Hilaire et de Bisamaza. Mais ensuite, ceux qui ont beaucoup tué, ce sont des hommes des régiments. Surtout dans notre régiment, le 808ème». La même source a témoigné sur le transfert de munitions et d’armes des FARDC à deux civils qu’elle pensait être liés aux ADF.

Un colonel des FARDC a confirmé le fait: «Nous savons qu’il y a des officiers FARDC qui collaborent avec les ADF. Mais nous ne savons pas qui. Ils connaissent nos fréquences de Motorola

et ils suivent nos opérations». Le même colonel s’étonnait de constater que les ADF étaient toujours

bien ravitaillées et équipées, malgré les opérations menées contre elles.

Un autre témoignage accablant provient d’un employé d’une morgue locale: «Je lave les corps à la fois des personnes massacrées et des soldats morts. […] Un jour, on a amené des soldats morts à […] en octobre 2014 […], des soi-disant ADF. Or, c’était des soldats des FARDC et le Colonel Mugisha est venu s’occuper de ces corps de 4 soldats. Comment 4 soldats sont-ils morts parmi les assaillants? […] Chaque fois que des soldats sont amenés à la morgue, il y a une délégation envoyée par le Général Mundos qui arrive et récupère tous les vêtements et autres insignes. Or, dans nos consignes, il est prescrit que nous devons incinérer tout et ensuite habiller (sic) le mort d’une nouvelle tenue, c’est ce qu’on fait pour les militaires qui meurent naturellement».

L’hypothèse d’une participation des FARDC à certains massacres a aussi été avancée par d’autres chercheurs. Un rapport du Bureau des Nations Unies pour les Droits de l’Homme rapporte deux cas où les FARDC ont participé à des massacres conjointement avec des ADF: le 8 octobre 2014 à Oicha, huit personnes auraient été tuées et six autres blessées par des soldats du 809ème régiment des FARDC basé à Oicha; la nuit du 25 au 26 décembre 2014 à Ndalia, sept civils ont été égorgés par des soldats appartenant au 905ème régiment des FARDC qui ont collaboré avec des ADF.

Observations et conclusion partielle sur la piste FARDC

Il est clair que les FARDC sont coupables de passivité et d’inefficacité face à la violence et cela va en s’aggravant à cause d’un manque évident de transparence et de l’absence d’enquêtes au niveau judiciaire et législatif.

Les multiples témoignages récoltés par notre équipe dénoncent une participation directe des soldats des FARDC dans certains massacres. Il est cependant difficile de connaître les motifs de cette probable implication ou de comprendre la chaîne de commandement. Il est, par exemple, possible que des membres des FARDC aient été instrumentalisés par d’autres personnes ou par des réseaux sans l’accord de leur hiérarchie.

Les allégations faites à l’encontre des FARDC surgissent dans un contexte particulier.

Après la mort du colonel Mamadou Ndala et du général Bahuma, dont le succès contre le groupe rebelle M23 galvanisait le moral des troupes, une animosité a éclaté au grand jour, puis s’est enracinée au sein des FARDC, entre les anciens du Congrès national pour la défense du peuple ou CNDP (parlant essentiellement le kinyarwanda) et leurs homologues. Ce facteur pourrait expliquer que certains témoins aient de bonnes raisons d’accuser Mundos et ceux qu’ils appellent les «rwandophones». Plusieurs officiers des FARDC nous ont confié qu’il y aurait des traitres au sein des forces armées. Ils prétendent que ces traitres se trouveraient essentiellement parmi les «rwandophones», c’est-à-dire principalement parmi les soldats appartenant aux régiments issus de l’intégration de l’ancienne rébellion du CNDP dans l’armée.

Des tensions profondes sont constatées au sein de l’armée, surtout entre les officiers issus du CNDP et les anciens soldats, les premiers étant souvent appelés «les Rwandais», et les seconds, «les Congolais». Les premiers commandaient en 2014 la moitié des régiments et disposaient d’un armement impressionnant, ce qui a créé des rancœurs chez les «Congolais». En outre, sur les lignes de front on trouve toujours beaucoup d’anciens commandants «rwandophones» du CNDP.

Selon une source interne aux FARDC, un commandant de bataillon décédé le mardi 12 mai 2015 «dans une embuscade» sur l’axe Mbau-Kamango, aurait en réalité été fusillé avec son adjoint par un militaire qui ne supportait plus de devoir obéir aux ordres de reculer, alors qu’il avait entendu le lieutenant-colonel transmettre par téléphone un itinéraire à des rebelles en kinyarwanda.

Plusieurs sources au sein des FARDC accusent les anciens du CNDP d’être impliqués dans les massacres et d’avoir bénéficié de la protection du général de brigade Mundos.

c. Les anciens du RCD/K-ML

Les FARDC et les ADF sont loin d’être les seuls acteurs militaires dans le territoire de Beni.

Compte tenu de la forte présence d’anciens officiers des APC au sein de l’armée et des liens historiques entre les ADF et les APC, il est aussi possible que la complicité des FARDC recoupe l’hypothèse de l’implication des anciens du RCD/K-ML.

Plusieurs témoignages crédibles confirment la participation d’anciens officiers de l’APC (la branche

armée du RCD/K-ML) dans certains massacres. D’après ces témoignages, ces individus auraient planifié et perpétré des massacres au tout début de cette vague de tueries, au milieu de l’année 2014. Ils y auraient par la suite renoncé une fois que la spirale de violence semblait leur échapper.

Comme pour l’hypothèse de l’implication des FARDC, nous ne pouvons pas nous prononcer sur la

chaîne de commandement de ces officiers. Nous pouvons seulement spéculer sur leurs motivations.

Le RCD/K-ML contrôlait le territoire de Beni entre 1999 et 2003, mais ses réseaux économiques et politiques ont perduré pendant beaucoup plus longtemps. Le RCD/K-ML, qui était composé majoritairement de Nande, a tissé des relations fortes avec l’élite économique locale, en fournissant

des exonérations fiscales et douanières considérables en contrepartie de «préfinancements» – ou montants forfaitaires. Cela a permis aux opérateurs économiques de prospérer et de baisser les prix des marchandises importées. Aujourd’hui, la nostalgie de cette période se ressent dans la population et Mbusa Nyamwisi reste populaire. En 2011, plus de la moitié de la population du territoire de Beni a voté pour l’opposition et une bonne partie des administrateurs et des chefs locaux en place avant les massacres gardaient une certaine loyauté envers le RCD/K-ML.

Le gouverneur Julien Paluku, lui-même ancien membre du RCD/K-ML, a critiqué Nyamwisi pour avoir permis les massacres. Cette dénonciation pourrait, bien sûr, revêtir un caractère politique.

Toutefois, ces allégations peuvent être fondées, dès que les relations entre la famille Nyamwisi et les ADF-Nalu ont commencé dans les années 1980 et se sont renforcées quand Mbusa Nyamwisi a pris la direction du RDC/K-ML en 1999.

Il y a deux groupes armés dans le territoire de Beni qui sont censés être liés aux réseaux du RCD/K-ML. Un de ces groupes était dirigé par Kava wa Seli, un Mai-Mai qui commande un groupe armé dans la Vallée de la Semuliki, au nord-ouest de Butembo, depuis environ 2005. L’autre groupe était sous le commandement d’Hilaire Kombi, un ancien officier du RCD/K-ML, qui a déserté en 2012 pour créer l’Union pour la réhabilitation de la démocratie du Congo (URDC), un autre groupe armé.

Il est important de noter que le territoire occupé par ces deux groupes armés congolais – notamment les villages d’Isale, de Mualika et de Kikingi – était situé dans la zone d’influence des ADF avec qui ils étaient en contact. D’après un rapport du Groupe des experts de l’ONU de 2013, l’URDC serait en partie responsable des enlèvements des habitants de la zone, qui sont souvent attribués aux ADF.

Il est donc probable que ces groupes armés aient été complices des attaques des ADF à Kamango et à Kikingi en 2013. C’est ce que révèlent en tout cas les témoignages d’un membre du groupe d’Hilaire Kombi. Les deux chefs de ces groupes armés, Kava wa Seli et Hilaire Kombi, se sont rendus en 2013 et ont été transportés à Kinshasa. Toutefois, on accuse les membres restants de leurs groupes d’avoir participé aux massacres.

Un officier des FARDC a témoigné qu’il avait été contacté par ses anciens camarades du RCD/K-ML en 2014 pour participer aux massacres. Il s’est dit «convaincu que les premiers massacreurs étaient la coalition des ex-M23, ex-APC et certains démobilisés ADF». Un deuxième témoin, ancien soldat de l’APC, reconnaît avoir participé à certains massacres et avoue qu’il a aussi été contacté par des anciens officiers du RDC-K/ML en 2014. Un troisième témoin, autre ancien officier du RCD/K-ML, avoue son implication dans la première phase des massacres.

D’après les deux premiers témoins, l’objectif aurait été de chasser la population locale pour pouvoir

créer une base arrière autour de Beni. Le premier raconte: «En tuant à Mayimoya et à Mukoko, les assaillants auraient comme objectif, faire peur aux agriculteurs pour que ceux-ci quittent leurs champs qui serviraient de bases pour attaquer les grandes agglomérations».

Même si ces témoignages sont crédibles, il est toutefois difficile de savoir dans quelle mesure Mbusa Nyamwisi est impliqué dans ces événements ou de déterminer la chaîne de commandement.

V. PRINCIPALES CONCLUSIONS

La violence perpétrée autour de Beni depuis octobre 2014 est considérée comme l’une des plus meurtrières, mais aussi comme la plus opaque de l’histoire récente du pays. Il s’avère très difficile de discerner les coupables, leurs motivations et les chaînes de commandement. Le rapport actuel ne prétend pas présenter des conclusions définitives, mais rassemble plutôt des témoignages en vue de corriger la version répétée par les autorités nationales et internationales qui accusent les ADF d’être responsables de tous les actes de violence commis autour de Beni. En effet, plusieurs groupes, que l’on assimile aux ADF, semblent être impliqués dans les massacres: des membres des FARDC, des réseaux d’anciens du RCD/K-ML et des milices locales.

Cette analyse conduit à plusieurs conclusions

Premièrement, malgré l’ampleur de la violence et les doutes qui persistent au sujet de la responsabilité exclusive des ADF, les autorités nationales et internationales ont affiché une légèreté étonnante de par leur manque d’investigation approfondie. Un rapport du Bureau Conjoint des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, ainsi que celui des députés nationaux et ceux du Groupe des experts de l’ONU auraient dû inciter les autorités congolaises et la MONUSCO à mener une enquête plus approfondie.

La gravité de la situation exige plusieurs investigations. Il faut que la justice militaire nomme une commission d’enquête spéciale, dirigée par un procureur militaire haut gradé, et qui soit mandatée pour enquêter sur les massacres perpétrés depuis octobre 2014. Du côté de la MONUSCO aussi, il faut que son bureau des droits humains puisse mener une autre enquête. Enfin, il faut que les autres institutions nationales assument pleinement leur rôle de supervision, en particulier les commissions de défense et de sécurité du Sénat et de l’Assemblée nationale.

Le deuxième constat de notre enquête concerne la complexité profonde de la violence. Il est très probable que la violence implique plusieurs acteurs locaux, régionaux et nationaux. Compte tenu de ces liens, il est clair que l’approche exclusivement militaire actuellement en cours ne sera pas suffisante. S’il est prouvé que des acteurs autres que les ADF sont impliqués dans la violence, surtout des politiciens ou des officiers des FARDC, des mesures politiques et diplomatiques doivent être prises, pour sanctionner ou faire pression sur ces acteurs, afin qu’ils changent de comportement.

De plus, il faudra ancrer les efforts de pacification dans un dialogue communautaire, comme le prône la Stratégie Internationale de Soutien à la Stabilisation et à la Sécurité (I4S) dans sa version révisée. Cette approche nécessite que les communautés de base participent à la planification des patrouilles, aux déploiements militaires, aux efforts de développement et aux projets de démobilisation et de réinsertion. Des efforts dans ce sens ont été entamés par l’Initiative pour un Leadership Cohésif (ILC), une organisation non-gouvernementale qui a facilité plusieurs rencontres entre les chefs de Beni en 2015 et en 2016. Ces initiatives doivent être développées et reliées aux approches militaires et humanitaires existantes.

Les racines de la violence dans la région sont profondes. L’utilisation de la violence à des fins politiques remonte au moins aux années 1990 et est liée aux conflits entre les chefs coutumiers au sujet de la gestion des terres, et à une culture politique qui a vu les élites économiques pactiser avec des groupes armés pour obtenir des avantages dans le secteur du commerce et des faveurs dans les extorsions transfrontalières. Pour transformer ces dynamiques, il faut d’abord les comprendre et ensuite adopter une stratégie à long terme qui aborde le problème dans son intégralité.

Quant à nous, nous avons présenté dans ce rapport une analyse de la violence qui tente de modifier le discours habituel sur cette même violence pour remettre en question l’hypothèse qui attribue toutes les responsabilités aux ADF. Plus que jamais, les ADF représentent aujourd’hui l’arbre qui cache la forêt et derrière lequel d’autres acteurs tentent de fuir leur responsabilité.

[1] Texte complet : http://congoresearchgroup.org/wp-content/uploads/2016/03/Rapport-Beni-GEC-21-mars.pdf