TRIBUNAUX COMMUNAUTAIRES SUR LE GÉNOCIDE AU RWANDA: 3^ PARTIE

Rapport Human Rights Watch, 31 mai 2011 (3ème Partie)

SOMMAIRE :

VI. LA DYNAMIQUE COMMUNAUTAIRE DU SYSTEME GACACA
  
A. La participation communautaire
   B. Les risques encourus par les témoins
            – Le risque d’être arrêté ou détenu arbitrairement
            – Le risque d’être accusé de parjure ou de complicité dans le génocide
            – La peur d’être frappé d’ostracisme et les intimidations
   C. Le système gacaca comme moyen de régler des comptes personnels
   D. Le système gacaca comme moyen pour faire taire les opposants et les voix critiques

VII. L’INDEPENDANCE ET L’IMPARTIALITE DU PROCESSUS GACACA
   A. Les conflits d’intérêts potentiels
   B. La corruption et les gains personnels
   C. Ingérence extérieure dans la prise de décisions

VIII. LES AFFAIRES DE VIOL

IX. UNE JUSTICE SELECTIVE ET QUI OMET DE TRAITER LES CRIMES DU FRONT PATRIOTIQUE RWANDAIS

X. LES OPINIONS SUR LE SYSTEME GACACA
  
A. Les points de vue des rescapés du génocide
   B. Les points de vue des personnes accusées de génocide

XI. LE SOUTIEN INTERNATIONAL AU SYSTEME GACACA

VI. LA DYNAMIQUE COMMUNAUTAIRE DU SYSTEME GACACA

La réussite du processus gacaca a reposé jusqu’à présent sur la participation des communautés locales. Cependant, le désintérêt d’une partie importante de la population et le silence des autres (qui ont assisté aux procès, mais ne se sont pas exprimés publiquement) ont limité le succès du système gacaca, car on ne pouvait pas toujours compter sur le public pour dénoncer un faux témoignage ou des erreurs judiciaires. Les personnes avaient des raisons justifiées de craindre que si elles parlaient, elles risquaient d’être elles-mêmes poursuivies ou d’encourir des problèmes avec leurs voisins ou avec le gouvernement. La manipulation de certains procès, avec des citoyens privés utilisant le système gacaca pour essayer de régler des comptes ou le gouvernement l’utilisant pour faire taire les critiques, et une influence indue exercée par d’autres acteurs tels que les coordinateurs de district, ont également contribué à un certain niveau de désillusion.

 

A. La participation communautaire

Beaucoup de personnes se sont inquiétées du fait que parler de ce qu’ils savaient aux juridictions gacaca conduirait à l’ostracisme social ou à des répercussions de la part de leurs proches et de leurs voisins, ou bien créerait des problèmes avec les autorités locales. En conséquence, ils ont délibérément décidé de ne pas parler et ils ont choisi la pratique du «ceceka » (qui signifie « se taire »), même s’ils étaient présents aux juridictions gacaca. Les répercussions pour avoir témoigné ont pris la forme de poursuites pour parjure, idéologie du génocide, minimisation du génocide, ou même complicité dans le génocide. Il se pourrait également qu’il y ait eu un pacte implicite entre certains Hutus pour ne pas dénoncer d’autres Hutus. Quelles qu’en soient les raisons, le fait que les résidents dans de nombreuses communautés n’ont pas participé activement au processus gacaca a nui à la fiabilité des procédures et affaibli l’argument du gouvernement selon lequel la participation populaire assurerait des procès équitables.

Beaucoup de Rwandais ne pouvaient pas non plus se permettre de sacrifier une journée ou plus sans cultiver leurs champs ou autres formes d’emploi rémunéré. La population consacrant déjà un jour de la semaine ou du mois (selon la région) à des travaux communautaires obligatoires (connus sous le nom de « umuganda »), beaucoup de gens ont été réticents à consacrer une journée ou deux de plus chaque semaine au processus gacaca.

Comme la participation communautaire a progressivement diminué, les autorités locales et les juges gacaca ont essayé de convaincre des personnes d’assister aux audiences. Lorsque la persuasion a échoué, ils ont fermé les magasins le jour des audiences gacaca et ont menacé d’infliger une amende aux habitants qui omettaient d’assister aux sessions. Dans certaines régions, les forces de défense locales sont également allées de maison en maison, réunissant les membres de la communauté pour les amener jusqu’aux juridictions gacaca.

Les juges gacaca ont parfois fait appel aux forces de défense locales pour empêcher les gens de quitter les sessions gacaca plus tôt que prévu.

En 2004, le gouvernement était tellement préoccupé par le faible taux de participation qu’il a introduit une disposition rendant la participation aux audiences gacaca obligatoire lorsque le Parlement a révisé les lois gacaca la même année. Néanmoins, l’absentéisme a augmenté au fil des ans, tout particulièrement lorsque les procès ont traîné en longueur et que le délai de clôture des juridictions gacaca a été prolongé à plusieurs reprises.

 

B. Les risques encourus par les témoins

La loi gacaca soumet tous les Rwandais à une obligation légale de déclarer ce qu’ils savent. Mais les individus s’exprimant dans le cadre de la procédure gacaca, soit en tant que témoins formels ou comme membres de la communauté, ont parfois pris de grands risques personnels. Les lois rwandaises mal définies sur le « divisionnisme » et l’« idéologie génocidaire » ont également eu un effet dissuasif sur la volonté des individus à s’exprimer devant les juridictions gacaca. De nombreuses personnes interrogées par Human Rights Watch entre 2005 et 2010 ont exprimé la crainte d’être accusées de ces crimes, ou de « minimiser le génocide », si elles témoignaient devant les juridictions gacaca.

Le risque de représailles a été un obstacle particulier pour les personnes ayant perdu des proches aux mains du FPR. Elles ont été dans l’incapacité de recourir au système gacaca pour demander réparation pour ces décès parce que la compétence du processus gacaca ne couvrait que les crimes liés au génocide commis contre les Tutsis. Les personnes qui ont parlé publiquement des crimes du FPR ou remis en question la doctrine officielle du génocide — à savoir que seuls les Hutus étaient des tueurs et que seuls les Tutsis étaient des victimes — se sont parfois elles-mêmes trouvées rapidement confrontées à des accusations d’ « idéologie génocidaire » à la suite de leur témoignage.

Lors d’un procès gacaca dans le sud du Rwanda en octobre 2006, un témoin à décharge, Célestin Sindikuwabo, a déclaré que l’accusé avait fui au Burundi en 1994 parce que lui et d’autres personnes avaient vu des militaires du FPR tuer des gens. Le tribunal a acquitté l’accusé, mais la police a arrêté Sindikuwabo plusieurs jours plus tard, suite à sa déclaration. En mars 2007, un tribunal classique a reconnu Sindikubwabo coupable et l’a condamné à 20 ans de prison pour « minimisation grossière du génocide ».

Un autre homme s’est retrouvé accusé d’avoir minimisé le génocide, après avoir déclaré, lors d’une session hebdomadaire gacaca de 2006 durant la phase de collecte d’informations, qu’un groupe de Tutsis cherchant refuge dans une église en 1994 avait pillé des patates douces dans des fermes hutus voisines et qu’ils devaient également être obligés à présenter des excuses devant les juridictions gacaca. L’homme, qui se trouvait être un rescapé du génocide, a passé près de dix mois en détention avant d’être acquitté par un tribunal classique.

Les menaces et l’intimidation de témoins, examinées ci-dessous, ont également dissuadé des témoins potentiels de se manifester.

 

Le risque d’être arrêté ou détenu arbitrairement, ou d’être accusé de parjure ou de complicité dans le génocide

Certains témoins ont été arbitrairement arrêtés, détenus et, dans certains cas, poursuivis pour faux témoignage. Human Rights Watch a documenté un certain nombre de cas où des individus, le plus souvent témoins à décharge, ont été jugés en comparution immédiate pour parjure.

Dans une affaire de 2007, un témoin à décharge travaillant dans un hôpital pendant le génocide a déclaré au tribunal qu’il ne savait pas comment les victimes retrouvées mortes à l’hôpital avaient été tuées parce qu’il ne se trouvait pas à l’hôpital à ce moment-là. Il a suggéré que le tribunal le demande à son ancien chef de service qui était également présent à l’audience. Le chef de service, un rescapé du génocide, a accusé le témoin de déni du génocide, ce qui a entraîné un autre membre de la communauté présent au procès à faire de même. Le tribunal a immédiatement accusé, jugé et inculpé le témoin de parjure, en le condamnant à cinq mois d’emprisonnement.

Dans d’autres affaires, les personnes citées à comparaître comme témoins se sont retrouvées elles-mêmes accusées en tant que co-accusées. Dans certaines de ces affaires, le tribunal a agi intentionnellement dans ce qui semblait être une tentative pour tromper les personnes afin de les faire comparaître à une audience. Dans d’autres, les accusations soudaines ont résulté du témoignage de la personne en tant que témoin, généralement au nom de l’accusé. Dans une affaire, une rescapée du génocide qui a témoigné pour la défense d’un homme accusé d’implication dans la mort d’un membre de sa famille dont elle savait qu’il était innocent a été inculpée en tant que co-instigatrice et condamnée à 19 ans de prison.

 

La peur d’être frappé d’ostracisme par la communauté

Les personnes détenant des informations pertinentes ont parfois choisi de ne pas se présenter, craignant des répercussions dans leurs communautés locales ou avec le gouvernement. Dans plusieurs cas documentés par Human Rights Watch, des personnes détenant des informations qui auraient pu en aider d’autres à se défendre contre des accusations liées au génocide, mais qui ont choisi de garder le silence, ont plus tard présenté des excuses à l’accusé ou à sa famille.

Un rescapé du génocide a éclaté en sanglots en septembre 2007 alors qu’il racontait à un chercheur de Human Rights Watch à quel point il avait honte d’avoir refusé de témoigner en tant que témoin à décharge à l’audience gacaca d’un homme accusé de génocide qui avait sauvé sa vie et celles de plus d’une dizaine de membres de sa famille. Le fait que certains des accusés ou leurs proches aient déclaré qu’ils comprenaient pourquoi des témoins potentiels à décharge ne s’étaient pas présentés et les ont pardonnés de ne pas avoir témoigné, est révélateur de la peur réelle des témoins potentiels à décharge.

 

Intimidations

Les personnes comparaissant en tant que témoins à charge et à décharge devant les juridictions gacaca ont fait l’objet de tentatives d’intimidation, le plus souvent par la police et d’autres agents de l’État, mais aussi par des rescapés du génocide et des parties civiles. Dans certaines affaires, des individus accusés de génocide ont été soupçonnés d’être à l’origine des actes d’intimidation, visant les membres de la communauté ou des témoins qui les ont accusés de crimes.

La loi gacaca de 2004 prévoit que toute personne reconnue coupable d’exercer des pressions ou des menaces sur un témoin ou un juge est passible d’une peine d’emprisonnement de trois à six mois. La peine est doublée pour les récidivistes. Les individus doivent être poursuivis devant les tribunaux classiques dans le cadre du code pénal. Le cas échéant, une unité spéciale de protection au sein du parquet conduit des enquêtes et des poursuites pour ces affaires. Dans la seule année 2009, il y a eu 473 enquêtes aboutissant à 181 affaires entendues devant les tribunaux classiques.

La majorité des affaires documentées par la VWSU a impliqué des accusés ou leurs proches menaçant verbalement des rescapés du génocide et leurs proches. La VWSU a également enregistré des incidents où des personnes accusées ont menacé d’autres détenus ou des condamnés libérés et leurs proches en réponse aux déclarations de ces personnes les accusant devant les juridictions gacaca. La VWSU a également relevé un nombre significativement plus faible d’affaires où des rescapés du génocide ont intimidé d’autres rescapés qui ont défendu des particuliers devant les juridictions gacaca et où des juges ou bien des membres de la communauté ont intimidé des témoins à décharge.

La présence policière et militaire aux procès gacaca a souvent semblé provoquer de l’anxiété chez les résidents locaux. La loi gacaca de 2004 permet aux agents de sécurité d’être présents lors des procès, à la fois pour garantir l’ordre et pour participer en tant que membres de la communauté.

En général, Human Rights Watch a observé moins de participation communautaire lorsque des policiers ou des militaires participaient à la procédure. Certains participants ont confié à Human Rights Watch qu’ils avaient peur de parler quand la police ou des militaires venaient aux procès gacaca et qu’ils craignaient d’être arrêtés. Dans certains cas, des policiers ou des soldats armés ont délibérément abusé de leur position d’autorité lors d’audiences pour influencer des témoins et des membres de la communauté.

 

C. Le système gacaca comme moyen de régler des comptes personnels

Entre 2005 et 2010, Human Rights Watch a documenté des dizaines de cas dans lesquels des individus se sont servis du processus gacaca pour essayer de régler des comptes personnels, en accusant faussement quelqu’un de génocide ou de crimes liés au génocide. Le plus souvent de simples griefs personnels et des motifs financiers en étaient la cause. Souvent, on a utilisé le système gacaca, afin de régler des différends sur les terres, l’héritage et les inégalités économiques locales. Des affaires peuvent également impliquer des parties qui ont des intérêts commerciaux concurrents.

 

D. Le système gacaca comme moyen pour faire taire les opposants et les voix critiques

Les citoyens ordinaires n’ont pas été les seuls à manipuler le processus gacaca à des fins personnelles. Des représentants du gouvernement et des politiciens influents ont également déposé des allégations auprès des tribunaux gacaca dans des contextes qui suggèrent fortement que l’objectif était de faire taire des détracteurs véhéments et des opposants politiques potentiels.

Ces dernières années, plusieurs parlementaires ont été confrontés à des accusations de génocide dans des affaires qui semblent avoir peu de rapport avec le génocide.

 

VII. L’INDEPENDANCE ET L’IMPARTIALITE DU PROCESSUS GACACA

Les juges gacaca sont chargés d’affaires relatives à des événements qui se sont produits dans leur propre région. Ayant vécu le génocide, beaucoup ont leurs propres opinions bien arrêtées sur ce qui s’est passé et connaissent certaines ou toutes les parties dans chacune des affaires, qu’ils soient parents, amis, voisins ou partenaires commerciaux. Les observateurs rwandais et internationaux estiment que ces facteurs ont donné lieu à des conflits d’intérêts potentiels ou à une partialité inhérente, et que même avec la meilleure volonté du monde, la plupart des juges gacaca ont inévitablement du mal à évaluer les éléments de preuve de façon impartiale.

Le processus gacaca a également fait l’objet de corruption généralisée et d’exemples d’ingérence politique dans le système judiciaire. Les deux phénomènes se produisent également dans le système judiciaire classique, mais semblent avoir été plus prononcés dans les juridictions gacaca. Les juges ne sont pas les seuls à en avoir profité : les accusés et les rescapés du génocide ont également tenté d’obtenir un gain personnel en se livrant à la corruption. Parfois, les autorités locales, notamment les coordinateurs de district, ont interféré avec le processus de décision. Autant le manque d’indépendance des tribunaux que la corruption ont affaibli la confiance du public dans le système et conduit à des décisions qui ne reflétaient pas ce qui s’est réellement passé pendant le génocide.

 

A. Les conflits d’intérêts potentiels pour les juges

A ce jour, le SNJG a démis plus de 45 000 juges gacaca de leurs fonctions en raison d’accusations de leur implication dans le génocide. Bon nombre de ces juges ont été traduits devant des tribunaux gacaca, après qu’ils aient été renvoyés de leur poste. Les juges qui sont eux-mêmes rescapés du génocide ou qui ont perdu des membres de leur famille peuvent également avoir du mal à rester impartiaux. Mais au-delà de ces cas plus clairs, il n’a pas toujours été facile d’identifier les conflits d’intérêt moins évidents, comme par exemple les liens familiaux ou les liens d’affaires peu connus entre les principales parties dans une affaire.

Une juge gacaca, qui est une rescapée du génocide, a ouvertement déclaré à Human Rights Watch qu’elle a trouvé difficile de rester impartiale dans de nombreuses affaires parce que les victimes et les accusés étaient tous des voisins. Cependant, il y a eu également beaucoup de juges qui sont des rescapés du génocide et qui n’ont fait preuve d’aucune partialité, ce qui démontre une capacité évidente à mettre de côté leurs sentiments et à se concentrer sur les éléments de preuve disponibles.

En vertu de la loi, un(e) juge doit se récuser si (i) l’une des parties est un conjoint ou un membre de sa famille (parents, frères et sœurs et jusqu’au niveau des cousins), (ii) un grave conflit ou une amitié existe entre le juge et l’une des parties, ou (iii) si le juge est le tuteur d’une des parties. Habituellement, au début de chaque procès, le juge qui préside demande aux parties si quelqu’un a une objection à la présence de l’un des juges. Si quelqu’un soulève une objection, les juges se retirent pour décider de la question. De nombreux cas sont résolus correctement, mais Human Rights Watch a documenté un certain nombre de cas où les juges ont refusé de se récuser dans de telles situations.

 

B. La corruption et les gains personnels par le biais du système gacaca

Beaucoup de Rwandais — autant les rescapés du génocide que les accusés, les témoins et les juges — ont déclaré à Human Rights Watch qu’au fil des ans, le système gacaca est devenu une « affaire » lucrative. Presque toutes les personnes interrogées ont convenu que la corruption a influé sur la prise de décision des juridictions gacaca. Certains ont parlé de leurs propres expériences ou de cas dont ils avaient une connaissance directe.

Parmi ces cas, ont figuré l’acceptation par les juges de pots-de-vin d’accusés riches en échange d’acquittements, ou de demandes à l’accusé de verser de l’argent en échange d’un acquittement ; l’accusation de personnes riches de la communauté de crimes par des rescapés du génocide afin de recevoir une compensation monétaire pour laisser tomber l’affaire ; la réception de pots-de-vin de la part de l’accusé par des témoins ; et d’affaires présentées par des parties civiles en échange de fausses allégations, de changement de leur témoignage, ou de la défense d’un accusé.

Dans un certain nombre d’affaires, les juges ont eu recours à des personnes intermédiaires ― ayant connaissance à la fois du juge et de l’accusé ― pour contacter l’accusé ou sa famille afin de réclamer de l’argent en échange d’un acquittement. L’accusé ou la famille a payé en espèces, par chèques ou en déposant de l’argent sur le compte bancaire de la personne intermédiaire. Les montants versés dépendaient en grande partie du statut socio-économique de l’accusé, avec des cas documentés allant de 100 000 francs rwandais (environ 165 USD) à 5 millions de francs rwandais (environ 8 200 USD). Dans certains cas, l’accusé ou ses proches ont refusé de payer un pot-de-vin.

Pour d’autres, le refus de payer un pot-de-vin a abouti à une condamnation. Dans la plupart des cas, un seul ou quelques-uns des juges ont été impliqués dans l’arrangement.

Des accusés qui cherchent à être acquittés ou à éviter le procès

Human Rights Watch a également documenté des cas où l’accusé a approché des juges ou des rescapés du génocide, soit directement, soit par un intermédiaire, et leur a offert de l’argent en échange d’un acquittement ou pour encourager les victimes à laisser tomber l’affaire. Dans certains de ces cas, la personne a avoué aux chercheurs de Human Rights Watch qu’elle était coupable, mais a déclaré qu’elle ne voulait pas subir l’humiliation d’une condamnation ou être envoyée en prison. Dans d’autres cas, les individus ont maintenu leur innocence, mais ont dit qu’ils avaient offert de payer un pot-de-vin parce qu’ils n’avaient pas suffisamment de témoins à décharge pour aider à prouver leur innocence.

 

C. Ingérence extérieure dans la prise de décisions

Dans certains cas, des tierces parties ont interféré avec le processus gacaca. La plupart des cas ont impliqué le coordinateur du district, qui a parfois exercé une influence considérable sur les juges gacaca et le processus gacaca en général.

Les coordinateurs ont parfois omis de fournir des convocations aux détenus et aux accusés en temps opportun ou ont omis de fournir aux prisons des billets d’élargissements, de sorte que les personnes acquittées sont restées détenues. Dans certains de ces cas, les omissions semblent avoir été délibérées. Tout aussi problématiques ont été les cas où le coordinateur de district semble avoir dirigé le cours du processus gacaca. Généralement, l’implication s’est produite en coulisses et a pris la forme de coordinateurs de district disant aux juges d’ouvrir un dossier ou comment juger une affaire. Parfois, les coordinateurs de district ont rejoint les juges lors des délibérations dans une affaire particulière et ils auraient indûment influencé leurs décisions.

 

VIII. LES AFFAIRES DE VIOL: L’ANTITHESE DU PROCESSUS GACACA

Jusqu’en 2008, les affaires de viol liées au génocide ont été entendues par les tribunaux classiques. Parce que seul un nombre limité de femmes se sont présentées dans les années qui ont suivi immédiatement le génocide, le gouvernement a encouragé à plusieurs reprises les femmes à signaler les cas de viol en les rassurant sur le fait que leurs affaires seraient jugées de manière confidentielle par les tribunaux classiques.

En mai 2008, le gouvernement a changé de cap et a adopté une nouvelle loi qui a transféré tous ces cas devant les tribunaux gacaca. Le Parlement a adopté une loi transférant toutes les affaires de catégorie 1 devant les juridictions gacaca, sauf les affaires où l’accusé a occupé une position gouvernementale au niveau de la préfecture ou plus élevé. Un peu plus de 8 000, soit 90 pour cent de ces affaires, concernaient des viols ou des violences sexuelles.

La nouvelle loi prévoyait que les affaires soient entendues à huis clos afin de protéger la vie privée des victimes. Cette décision posait deux problèmes principaux.

Premièrement, en dépit de la nature à huis clos de la procédure, porter ces cas devant les tribunaux gacaca a signifié que des communautés entières étaient au courant d’affaires de viol impliquant des femmes qui avaient d’abord décidé de signaler le crime chez par les tribunaux classiques. En conséquence, l’objectif de protection de la vie privée des victimes de viol a été sérieusement compromis et la confiance de ces femmes trahie.

Deuxièmement, la décision de tenir le procès à huis clos devant les juridictions gacaca, qui étaient censées s’appuyer sur la participation communautaire pour éprouver la véracité des témoignages, a conduit à des risques considérables d’erreurs judiciaires, autant pour les victimes que pour les accusés. Les tribunaux gacaca tiraient leur légitimité de la participation populaire, donc entendre ces affaires à huis clos contredisait la nature même du système gacaca.

La plupart des victimes interrogées par Human Rights Watch ont dit qu’elles avaient peur à l’idée de parler devant les juridictions gacaca au sujet de leur viol et n’avaient poursuivi leur affaire qu’à contrecœur. Elles ont donné diverses raisons pour expliquer leur réticence. Premièrement, la plupart craignaient que leurs déclarations ne restent pas confidentielles, étant donné que les juges étaient tous des membres de leurs communautés locales et parfois même étaient liés à l’accusé.

La représentante d’une organisation de femmes a indiqué que, dans le système gacaca, les personnes accusées ont parfois demandé aux femmes d’accepter de l’argent en échange de l’abandon de leur affaire. Certaines femmes ont accepté des pots-de-vin de la part de membres de la communauté pour prétendre faussement qu’elles avaient été violées. Selon un juge gacaca qui a traité des affaires de viol, des individus ont parfois été faussement accusés de viol quand il s’est avéré difficile de les inculper d’autres infractions.

Pour la plupart des femmes, l’expérience de comparution devant les juridictions gacaca a été émotionnellement difficile. Une femme a déclaré qu’elle ne pouvait pas révéler à l’audience tout ce qui lui était arrivé parce qu’elle connaissait tous les juges de sa communauté et ne se sentait pas à l’aise pour leur parler de l’incident. Une autre femme a estimé que les juges gacaca ont posé des questions « incorrectes » ou insensibles lors de l’audience. La plupart des personnes interrogées, cependant, ont estimé que les juges avaient agi correctement et avec sensibilité par rapport à la situation.

 

IX. UNE JUSTICE SELECTIVE ET QUI OMET DE TRAITER LES CRIMES DU FRONT PATRIOTIQUE RWANDAIS

L’une des lacunes les plus graves de la loi gacaca est qu’elle ne traite pas les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par le FPR. Selon au moins quatre organismes des Nations Unies et un certain nombre d’ONG qui ont recueilli des témoignages, des militaires du FPR ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au cours de cette période. Une étude menée par le Haut Commissariat pour les réfugiés a estimé que des militaires du FPR ont tué entre 25 000 et 45 000 personnes entre avril et août 1994. En vertu du droit rwandais et international, tous les citoyens ont le droit à la justice, indépendamment de leur origine ethnique et de leur appartenance politique ou bien de celles de l’auteur présumé, que le crime soit un génocide, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité.

En vertu de la loi gacaca de 2001, les tribunaux gacaca ont compétence sur les crimes de guerre. Toutefois, des considérations politiques ont vite éliminé tout espoir que les victimes des crimes du FPR et leurs proches seraient en mesure d’obtenir justice par le biais du système gacaca. En juin 2002, dans son discours de lancement du processus gacaca, le président Kagame a déclaré que ce serait une grave erreur de confondre le génocide avec «des actes de vengeance commis par des individus». La loi gacaca de 2004 a retiré les crimes de guerre de la compétence des tribunaux, limitant leurs attributions au génocide et aux crimes contre l’humanité, et une campagne nationale lancée par le gouvernement a insisté pour que les crimes du FPR ne soient pas mentionnés devant les juridictions gacaca.

Les autorités gouvernementales ont souvent dit que quiconque ayant souffert aux mains d’un militaire devrait le dénoncer à la police afin qu’il soit poursuivi en justice. Mais étant donné que la discussion des crimes de guerre du FPR a été et continue d’être assimilée à l’expression d’une « idéologie génocidaire » ou d’une opinion selon laquelle un « double génocide » a eu lieu, peu de Rwandais étaient susceptibles de déposer de telles plaintes.

L’incapacité à traiter ces crimes devant les juridictions gacaca et à fournir aux personnes ayant perdu des proches aux mains des militaires du FPR une quelconque forme de recours a provoqué l’amertume et la frustration pour certains Rwandais. L’exclusion de ces crimes de la compétence des juridictions gacaca n’aurait pas été si grave s’il y avait eu d’autres moyens pour les victimes de ces crimes d’obtenir justice. Mais très peu de soldats du FPR, et encore moins d’officiers, ont été inculpés ou jugés dans le cadre de ces crimes, et il est presque tabou de parler de ces événements en public au Rwanda. Le résultat est que la plupart des victimes et des proches des victimes des crimes du FPR ont presque renoncé à obtenir justice. En 2009, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a appelé le Rwanda à mener des enquêtes et des poursuites sur les militaires du FPR responsables du « grand nombre de personnes, notamment des femmes et des enfants, qui auraient été tuées à partir de 1994». Aucune autre mesure n’a été prise depuis cette époque.

Le gouvernement rwandais affirme que les crimes du FPR ont fait l’objet de poursuites. Toutefois, à ce jour, le système judiciaire militaire n’a poursuivi que 36 officiers, anciens ou actuels, pour meurtre ou pour toute autre violation des droits des civils au cours de l’année 1994. La plupart des condamnés étaient de simples soldats ou des officiers de rang inférieur et ont reçu des sentences de moins de quatre ans qui n’étaient pas proportionnées à la gravité des crimes. Le TPIR, pour sa part, a omis de poursuivre les crimes du FPR, même si ceux-ci relèvent parfaitement de son mandat.

Beaucoup de Rwandais sont réticents quant à parler ouvertement du devoir de rendre des comptes pour les crimes du FPR, mais ceux qui sont prêts à aborder le sujet ont exprimé leur frustration et leur insatisfaction à l’égard du processus gacaca. Certains estimaient que le gouvernement a essayé d’imposer un unique récit historique inexact — selon lequel le FPR a arrêté le génocide et sauvé le peuple du Rwanda des atrocités sans eux-mêmes commettre de crimes — tandis que d’autres ont pensé que le FPR n’a pas voulu admettre les crimes, car cela aurait affaibli son autorité morale. L’incapacité des victimes des crimes du FPR à présenter leurs plaintes devant les tribunaux gacaca, et le nombre très limité d’options pour pouvoir le faire dans un autre cadre, ont entravé les efforts de réconciliation.

 

X. LES OPINIONS SUR LE SYSTEME GACACA

Le processus gacaca a-t-il atteint ses objectifs déclarés? A-t-il révélé la vérité sur ce qui s’est passé pendant le génocide, accéléré les procès, éradiqué la culture de l’impunité, réconcilié les Rwandais, et prouvé que le Rwanda a la capacité de régler ses propres problèmes?

 

A. Les points de vue des rescapés du génocide

Un certain nombre de rescapés du génocide ont déclaré à Human Rights Watch que le processus gacaca a joué un rôle positif dans leur vie. Ils ont affirmé que le plus important était qu’ils avaient appris ce qu’il était advenu de leurs proches et aussi que le processus leur a permis de donner aux membres de leur famille « un enterrement décent». D’autres rescapés du génocide ont contesté cette position, en disant que toute la vérité n’avait pas été révélée au cours du processus gacaca du fait d’aveux partiels, de fausses accusations portées par toutes les parties impliquées dans le processus, et de jugements qui n’ont pas toujours reflété les éléments de preuve présentés au procès.

De nombreux rescapés du génocide avaient des préoccupations relatives à la corruption et à la partialité des juges. A propos de réconciliation, certains rescapés du génocide ont expliqué qu’ils se sentaient forcés de pardonner publiquement à ceux qui leur avaient fait du tort, même si dans leur cœur, ils ne leur avaient pas pardonné. Ainsi que l’a dit une femme: «Il s’agit de réconciliation imposée par le gouvernement. Le gouvernement a forcé les gens à demander et donner le pardon. Personne ne le fait volontairement». Selon de nombreux rescapés du génocide, la réconciliation est demeurée précaire. Nombre d’entre eux ont évoqué la nécessité de vivre en paix et de coexister avec leurs voisins hutus, mais la plupart ont admis qu’ils voyaient encore les gens à travers le prisme du «hutu» et «tutsi».

 

B. Les points de vue des personnes accusées de génocide et de leurs familles

Nombre des accusés ont estimé que les considérations politiques ont fortement influencé le processus gacaca et que les jugements rendus n’ont pas toujours été justes ou fondés sur des faits réels. De la même manière que de nombreux rescapés du génocide, des accusés ont soulevé des préoccupations relatives à la corruption, les fausses accusations et la partialité de certains juges. En outre, certains ont trouvé que leur affaire avait peu à voir avec le génocide et plus à voir avec des différends privés avec des voisins, des amis, ou même des membres de leur famille.

Un certain nombre de personnes accusées ont déploré le fait que les Hutus n’aient pas pu demander justice pour les crimes commis par le FPR. Ils ont trouvé injuste que seuls certains crimes puissent être soulevés devant les juridictions gacaca et que la perte de leurs proches aux mains du FPR soit restée «non reconnue». D’autres ont affirmé que le processus gacaca avait des objectifs hypocrites et avait été créé pour imposer un sentiment de culpabilité collective à tous les Hutus. Une personne a décrit le processus gacaca comme un «moyen de cibler les Hutus». Pour ces personnes, le processus gacaca n’était pas de nature à briser le cycle de l’impunité et avait au contraire causé seulement davantage de problèmes. Commentant la contribution du processus gacaca à la réconciliation, l’épouse d’un homme reconnu coupable a déclaré: «Le système gacaca a laissé les Hutus et les Tutsis encore plus divisés que jamais».

A l’égard de la question de la réconciliation, trois conclusions principales peuvent être tirées.

Premièrement, la justice seule ne peut pas amener la réconciliation et ne peut être qu’une étape dans un processus beaucoup plus long et plus complexe. En effet, 17 ans après le génocide, il existe encore de la méfiance au sein des communautés entre les deux principaux groupes ethniques.

Deuxièmement, le processus gacaca a rouvert certaines blessures et renforcé les divisions ethniques. En pratique, le gouvernement a interdit de mentionner publiquement les termes «hutu» ou «tutsi», dans une tentative visant à apaiser les tensions ethniques et à renforcer la notion d’«un seul Rwanda», mais le système gacaca a renforcé d’autres étiquettes qui suivent des lignes ethniques: celles de «victime» et de «criminel». Seuls les Tutsis peuvent être des victimes dans le système gacaca et généralement seulement les Hutus peuvent être les criminels.

Troisièmement, la réconciliation au Rwanda signifie davantage la «cohabitation», ou la coexistence pacifique en tant que nécessité quotidienne, que l’aveu forcé des accusés et le pardon sincère venant du cœur des rescapés du génocide.

 

XI. LE SOUTIEN INTERNATIONAL AU SYSTEME GACACA

Le processus gacaca n’aurait pas été possible sans l’appui significatif des bailleurs de fonds internationaux. La Belgique, les Pays-Bas et l’Union européenne (UE) ont été les principales sources de financement au cours des dix dernières années. L’Autriche et la Suisse ont également contribué au processus.

La Belgique a été le premier et le principal donateur au processus gacaca, versant environ 8,1 millions € (soit à peu près 11,3 millions USD) au SNJG entre 2000 et 2008. La plus grande partie de ce financement a servi à la formation des juges gacaca et à fournir un soutien logistique, y compris des tables, des chaises, des ordinateurs portables, et des écharpes pour les juges. En plus de financer le SNJG, la Belgique a fourni 1,5 million € (environ 2,1 millions de dollars) chaque année, pour un total de 12 millions € (soit environ 16,8 millions de dollars), aux ONG assurant un suivi du processus gacaca et du système judiciaire en général, les deux organisations principales étant ASF et PRI.

Les Pays-Bas ont été un autre donateur important du processus gacaca, fournissant plus de 5 millions € (7 millions USD) au processus gacaca entre 2002 et 2009. Une partie importante de ce financement a été acheminée par un fonds commun, auquel participaient la Suisse et l’Autriche, qui a fourni une assistance technique au SNJG. L’aide principale offerte à travers ce fonds commun, ou Bureau d’Appui Technique, était la formation de juges gacaca. La Suisse et l’Autriche ont abandonné le projet après la fin de la phase pilote en 2005, mais les Pays-Bas ont poursuivi leur soutien à la formation des juges au cours des années suivantes.

L’UE a participé à hauteur d’environ 3 millions € (4,2 millions USD) au processus gacaca entre 2002 et 2009. Le financement a été versé directement au SNJG et a été utilisé principalement pour la formation des juges et la publication du bulletin Inkiko-Gacaca, une initiative gouvernementale pour informer sur les activités du processus gacaca. Comme d’autres bailleurs de fonds, l’UE a financé des ONG impliquées dans le processus gacaca, allant de celles observant les procès à celles apportant une assistance psychologique aux victimes de viol dont les affaires seraient jugées par les juridictions gacaca. En 2010, l’UE a cessé de financer les projets spécifiques pour se reconvertir dans le soutien budgétaire sectoriel, en apportant son soutien financier au secteur judiciaire dans son ensemble et en permettant au gouvernement rwandais de déterminer la façon dont l’argent devait être dépensé.

L’Autriche a fourni 1,2 million € (1,68 million USD) au processus gacaca entre 2002 et 2010, avec des fonds initialement versés au fonds commun de soutien du Bureau d’Appui Technique et plus tard directement au SNJG pour la création d’un centre de documentation audio-visuelle. L’Autriche a consacré un supplément de 570 000 € (environ 796 000 USD) sur la même période à des groupes de la société civile observant le processus gacaca.

La Suisse a contribué à hauteur d’un million de francs suisses (environ 1,11 million USD) au processus gacaca lors de la phase pilote de 2002 à 2004. Toutefois, elle a retiré son soutien avant que les procès ne commencent à l’échelle nationale en 2005, après avoir conclu que le processus semblait aggraver les tensions sociales. La Suisse a tenté de réorienter ses fonds vers la réforme de certains problèmes du système gacaca, mais le gouvernement rwandais n’a pas été réceptif à la proposition de la Suisse qui n’a fourni aucun autre financement. Cependant elle a continué à financer au moins une ONG assurant l’observation de procès gacaca jusqu’en 2008.

Les bailleurs de fonds ont rarement fait usage de leur influence, cependant, pour répondre aux problèmes plus fondamentaux et systémiques décrits dans ce rapport. Compte tenu de l’étendue de leur soutien financier et politique au système judiciaire, les bailleurs de fonds auraient dû utiliser leur position pour faire pression sur le gouvernement rwandais afin qu’il prenne des mesures correctives pour mettre fin à la corruption et à l’utilisation abusive du processus gacaca à des fins personnelles ou politiques.