RAPPORT MAPPING DE L’ONU SUR LES CRIMES EN R.D.CONGO: 2^ SORTIE

HAUT COMMISARIAT NATION UNIES POUR LES DROITS DE L’HOMME
République Démocratique du Congo, 1993-2003…
RAPPORT DU PROJET MAPPING CONCERNANT LES VIOLATIONS LES PLUS GRAVES DES DROITS DE L’HOMME ET DU DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE COMMISES ENTRE MARS 1993 ET JUIN 2003 SUR LE TERRITOIRE DE LA REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO

SoMAIRE:
SECTION I
INVENTAIRE DES VIOLATIONS COMMISES ENTRE MARS 1993 ET JUIN 2003
– CHAPITRE I:
MARS 1993 – JUIN 1996: échec du processus de démocratisation et crise régionale
A. Nord Kivu
– CHAPITRE II:
JUILLET 1996 – JUILLET 1998: première guerre et régime de l’AFDL
A. ATTAQUES CONTRE LES CIVILS TUTSI ET BANYAMULENGE
1. Sud-Kivu – 2. Kinshasa – 3. Province Orientale


Depuis des décennies, le poids démographique et économique croissant des Banyarwanda (populations d’origine rwandaise) était une source de tension avec les autres communautés autochtones du Nord et Sud Kivu. Présents de façon modeste dès avant le partage colonial de 1885, les Banyarwanda étaient devenus, sous l’effet de vagues migratoires successives, une importante communauté de l’Est du Zaïre. Leur dynamisme et le soutien de membres influents à Kinshasa leur avaient permis d’acquérir un grand nombre de terres et de têtes de bétail et de prendre le contrôle de plusieurs réseaux commerciaux. Cette emprise croissante sur le territoire était souvent mal vécue par les autres communautés qui accusaient notamment les Banyarwanda de voler leurs terres avec la complicité de l’État central et de violer les droits ancestraux de leurs chefs coutumiers.

À partir de juillet 1994, l’arrivée de 1,2 millions de réfugiés hutu rwandais au lendemain du génocide rwandais a déstabilisé encore plus les deux provinces du Nord et Sud Kivu.

SECTION I.

INVENTAIRE DES VIOLATIONS LES PLUS GRAVES DES DROITS DE L’HOMME ET DU DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE COMMISES SUR LE TERRITOIRE DE LA RDC ENTRE MARS 1993 ET JUIN 2003

127. La période examinée par le présent rapport, de mars 1993 à juin 2003, constitue probablement l’un des chapitres les plus tragiques de l’histoire récente de la RDC, voire de l’Afrique toute entière. Ces dix années ont, en effet, été marquées par une série de crises politiques majeures, des guerres ainsi que de nombreux conflits ethniques et régionaux qui ont provoqué la mort de centaines de milliers, voire de millions de personnes. Rares ont été les civils, congolais et étrangers vivant sur le territoire de la RDC qui ont pu échapper à ces violences, qu’ils aient été victimes de meurtres, d’atteintes à leur intégrité physique, de viols, de déplacements forcés, de pillages, de destruction de leur biens ou de violations de leurs droits économiques et sociaux.

129. La première période, qui s’étend du mois de mars 1993 au mois de juin 1996 traite des violations commises au cours des dernières années de pouvoir du Président Joseph-Désiré Mobutu, marquées par la mise en échec du processus de démocratisation et les conséquences dévastatrices du génocide rwandais, en particulier dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. La seconde période, qui s’étend de juillet 1996 à juillet 1998, traite des violations perpétrées pendant la première guerre et les premiers quatorze mois du régime mis en place par le Président Laurent-Désiré Kabila. La troisième période dresse l’inventaire des violations commises entre le déclenchement de la deuxième guerre en août 1998 et la mort du Président Kabila, en janvier 2001. Enfin, la dernière période répertorie les violations perpétrées dans un contexte de respect progressif du cessez-le-feu le long de la ligne de front et d’accélération des négociations de paix en vue du lancement de la période de transition, le 30 juin 2003.

CHAPITRE I.

MARS 1993 – JUIN 1996: ÉCHEC DU PROCESSUS DE DÉMOCRATISATION ET CRISE RÉGIONALE

130. Au début des années 1990, sur pression de la population et des bailleurs de fonds, le Président Mobutu a été contraint de rétablir le multipartisme et de convoquer une conférence nationale. Au fil des mois cependant, il a réussi à déstabiliser ses opposants et à se maintenir au pouvoir en usant de la violence, de la corruption et en manipulant les antagonismes tribaux et régionaux.

131. À partir de juillet 1994, l’arrivée de 1,2 millions de réfugiés hutu rwandais au lendemain du génocide des Tutsi du Rwanda a déstabilisé encore plus la province du Nord-Kivu et fragilisé celle du Sud-Kivu. Du fait de la présence parmi les réfugiés de membres des anciennes Forces armées rwandaises (appelée par la suite ex-FAR), ainsi que des milices responsables du génocide (les

Interahamwe), et compte tenu de l’alliance existant depuis des années entre l’ancien régime rwandais et le Président Mobutu, cette crise humanitaire a rapidement dégénéré en une crise diplomatique et sécuritaire entre le Zaïre et les nouvelles autorités rwandaises.

132. Face à l’utilisation par les ex-FAR et les Interahamwe des camps de réfugiés comme arrière-bases pour mener des incursions au Rwanda, les nouvelles autorités rwandaises ont opté à partir de 1995 pour une solution militaire à la crise. Avec l’aide de l’Ouganda et des Tutsi du Nord-Kivu et du Sud-Kivu exclus du bénéfice de la nationalité zaïroise par le parlement de transition à Kinshasa, elles ont organisé une rébellion chargée de neutraliser les ex-FAR et les Interahamwe et de provoquer un changement de régime à Kinshasa.

A. NORD-KIVU

151. Depuis des décennies, le poids démographique et économique croissant des Banyarwanda était une source de tension avec les autres communautés du Nord-Kivu (les Hunde, les Nyanga, les Tembo, les Kumu et les Nande). Présents de façon modeste dès avant le partage colonial de 1885, les Banyarwanda étaient devenus, sous l’effet de vagues migratoires successives, une importante communauté de la province.

Leur dynamisme et le soutien de membres influents à Kinshasa leur avaient permis d’acquérir un grand nombre de terres et de têtes de bétail et de prendre le contrôle de plusieurs réseaux commerciaux importants. Cette emprise croissante sur la province était souvent mal vécue par les autres communautés. Ces dernières accusaient notamment les Banyarwanda de voler leurs terres avec la complicité de l’État central et de violer les droits ancestraux de leurs chefs coutumiers. Leur mécontentement était attisé par le fait que beaucoup de Banyarwanda n’étaient arrivés au Zaïre qu’au début des années 1930 et qu’ils n’avaient acquis la nationalité zaïroise qu’en vertu d’une loi contestée du 5 janvier 1972. Loin de clarifier la situation, l’abrogation de cette loi par le Président Mobutu au début des années 1980 avait créé la confusion sur le terrain et relancé la polémique. En

effet, les Banyarwanda avaient pu conserver leur carte d’identité zaïroise ainsi que leurs titres fonciers. Mais les autres communautés les considéraient comme des réfugiés et des immigrés dont les titres de propriété étaient sans valeur par rapport aux droits ancestraux détenus par les nationaux.

152. Au début des années 1990, les communautés dites « autochtones » s’étaient mises à contester de plus en plus ouvertement les droits politiques et fonciers des Banyarwanda.

Accusant les autorités provinciales dominées par les Nande et les Hunde de chercher à les priver de leurs droits politiques, certains membres de la Mutuelle agricole des Banyarwanda hutu (la MAGRIVI) se sont alors radicalisés et ont mis sur pied des petits groupes armés.

Au niveau provincial, le Gouverneur nande Jean-Pierre Kalumbo et son parti la DCF/Nyamwisi ont encouragé l’enrôlement des jeunes autochtones dans des milices d’autodéfense tribale (la Ngilima

pour les Nande et les Mayi-Mayi pour les Hunde et les Nyanga) afin de faire contrepoids aux miliciens issus de la MAGRIVI. À partir de 1992, les conflits d’ordre foncier et les assassinats à caractère ethnico-politique se sont multipliés et chaque communauté a commencé à vivre dans la psychose d’une attaque de l’autre communauté.

153. En 1993, les populations hunde et nyanga du territoire de Walikale croyaient ainsi à l’imminence d’une attaque des Banyarwanda hutu. Au cours du mois de mars 1993, le Gouverneur nande Jean-Pierre Kalumbo a appelé les FAZ pour venir aider les Ngilima et les milices nyanga et hunde « à exterminer les Banyarwanda ». Le 18 mars, le Vice-Gouverneur Bamwisho, originaire du territoire de Walikale, s’est rendu dans le village de Ntoto où il a prononcé un discours incendiaire contre les Banyarwanda. L’incident allégué suivant a été documenté :

• Le 20 mars 1993, des éléments armés Mayi-Mayi hunde et nyanga ont tué des dizaines de paysans banyarwanda hutu au niveau du marché de Ntoto, un village situé à la frontière des territoires de Walikale et de Masisi. Ces Mayi-Mayi ont attaqué les Hutu à l’aide de fusils, d’armes blanches, de flèches et de lances. Le 21 mars 1993, le même groupe Mayi-Mayi a tué des dizaines de Banyarwanda à Buoye, un village voisin de celui de Ntoto. L’attaque a eu lieu alors que les victimes sortaient des églises catholiques et protestantes du village. De nombreux Banyarwanda hutu se sont noyés dans la rivière Lowa en tentant d’échapper aux assaillants.

154. À partir du territoire de Walikale, les violences se sont rapidement étendues au territoire de Masisi puis de Rutshuru. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

• Durant les mois de mars et avril 1993, des éléments armés Mayi-Mayi hunde ont tué un nombre indéterminé de civils hutu dans le quartier Kambule du village de Katoyi, dans le territoire de Masisi. Avant de quitter Kambule, ces Mayi-Mayi ont incendié les habitations appartenant aux Hutu.

• En avril 1993, des éléments armés hutu ont tué une cinquantaine de personnes, pour la plupart des Hunde, dans le village de Ngingwe, situé dans la collectivité Bashali, au nord-est du territoire de Masisi.

• Le 22 juillet 1993, des éléments armés hutu, soutenus par des FAZ, ont tué au moins 48 personnes parmi lesquels une majorité de Hunde mais aussi trois Hutu dans le village et aux alentours de Binza, situé au nord du territoire de Masisi. Les victimes ont été tuées par balles ou à coups de machettes ou de lances.

• Le 7 septembre 1993, des miliciens hutu ont tué au moins 38 déplacés hunde parmi lesquels des femmes et des enfants dans le village de Kibachiro au niveau de la colline Karobe. Les victimes avaient fui leur village et s’étaient regroupés à Kibachiro du fait de l’insécurité régnant dans le territoire.

155. Le nombre total de morts survenues au cours des premiers mois du conflit est extrêmement difficile à déterminer. Chaque communauté a sa propre version des faits et son estimation du nombre de victimes. S’agissant du massacre de Ntoto, le chiffre le plus souvent avancé est celui de 500 morts. Au niveau provincial, MSF estimait en 1995 que de 6 000 à 15 000 personnes avaient trouvé la mort entre mars et mai 1993, et que ces violences avaient provoqué le déplacement de 250 000 personnes.

156. La situation demeurait très fragile lorsque plus de 700 000 réfugiés hutu rwandais, une partie de l’état-major des ex-FAR et de nombreux miliciens Interahamwe responsables du génocide des Tutsi sont arrivés dans la province du Nord-Kivu entre le 14 et le 17 juillet 1994.

157. Leur installation durable a engendré un surcroît d’insécurité. Elle a surtout ravivé chez les communautés en conflit avec les Banyarwanda la crainte d’une domination rwandaise dans la région. Les éléments armés hutu issus de la MAGRIVI se sont en effet très vite rapprochés des ex-FAR/Interahamwe et ont renforcé leur position face aux Mayi-Mayi hunde et nyanga et à la Ngilima des Nande.

158. Au cours de cette période, la solidarité entre Banyarwanda hutu et Banyarwanda tutsi a volé en éclat. Depuis plusieurs années, cette solidarité avait déjà été mise à l’épreuve car de nombreux Banyarwanda tutsi étaient partis combattre au sein du Front patriotique rwandais (FPR) tandis que de nombreux Banyarwanda hutu collaboraient avec les forces de sécurité du Président rwandais Juvénal Habyarimana afin d’empêcher le FPR de recruter des combattants au Zaïre. Après le génocide des Tutsi au Rwanda et la prise du pouvoir du FPR à Kigali, la rupture fut consommée entre les deux groupes ethniques. Entre juillet 1994 et mars 1995, plus de 200 000 Tutsi ont quitté la province du Nord-Kivu et sont rentrés au Rwanda. Certains sont partis volontairement afin de profiter des opportunités d’embauche offertes au sein de l’armée et de l’administration du nouveau régime rwandais. D’autres ont fui l’hostilité grandissante des Banyarwanda hutu et les attaques des ex-FAR/Interahamwe ainsi que la reprise de la guerre ethnique entre les Banyarwanda hutu et les Mayi-Mayi hunde et nyanga.

159. La situation pour la communauté tutsi de Goma est devenue de plus en plus difficile à partir de la seconde moitié de 1994. Les Tutsi vivant au Nord-Kivu ont été victimes de harcèlements de la part des autres communautés et, dans certains cas, des autorités. Ils ont souvent perdu leur travail et sont devenus la cible de menaces, d’actes d’intimidation et d’extorsion, de viols et de pillages. Un nombre indéterminé de Tutsi auraient été maltraités et tués, ou auraient disparu à cette époque.

160. En août 1995, dans l’espoir de reprendre le contrôle de la situation sur le terrain et probablement aussi de satisfaire dans une certaine mesure les demandes des autorités rwandaises, le Gouvernement zaïrois a décidé d’expulser des réfugiés hutu.

• Du 19 au 23 août 1995, des militaires des FAZ ont rapatrié de force plusieurs milliers de réfugiés rwandais du camp de Mugunga, situé à quelques kilomètres de la ville de Goma. Les réfugiés ont été conduits dans des camions jusqu’à la frontière puis ont été remis aux autorités rwandaises.

161. Critiquée par la communauté internationale tout entière, cette opération s’est soldée par un échec. En effet, de nombreux réfugiés, convaincus qu’ils seraient tués à leur retour au Rwanda, ont préféré fuir les camps pour se mélanger à la population banyarwanda hutu vivant dans les campagnes environnantes. Leur arrivée dans ces régions a provoqué une intensification de la guerre intercommunautaire dans le Masisi et le Rutshuru.

Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

• Le 17 novembre 1995, des éléments armés hutu ont tué une quarantaine de Hunde lors d’une attaque contre le village de Mutobo dans le territoire de Masisi. Le chef coutumier Bandu Wabo figurait au nombre des victimes.

• Le 9 décembre 1995, des éléments armés hunde ont tué entre 26 et 30 Hutu ainsi que quatre militaires des FAZ dans le village de Bikenge dans le territoire de Masisi. Ces Mayi-Mayi auraient ainsi voulu venger la mort de leur chef coutumier Bandu Wabo.

162. Ces attaques ont entraîné des massacres et des déplacements importants de populations civiles, ce qui a eu pour conséquence de créer dans les territoires du Masisi et du Rutshuru de nombreuses enclaves ethniquement homogènes. Dans ce climat d’anarchie grandissante, les quelques milliers de Tutsi encore présents au Nord-Kivu sont devenus une cible facile pour les différents groupes armés.

Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

• Au cours du premier semestre 1996, des éléments des forces de sécurité zaïroise ont expulsé de force vers le Rwanda un nombre indéterminé de Tutsi vivant dans la ville de Goma ainsi que dans les territoires de Rutshuru, de Masisi et du Lubero. Au cours de la même période, les forces de sécurité zaïroises ont pillé de nombreuses maisons appartenant à des Tutsi et réquisitionné des propriétés leur appartenant.

• Aux alentours du 3 février 1996, des éléments armés Mayi-Mayi hunde ont tué au moins 18 civils tutsi dans la « ferme d’Osso », située à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Goma dans le territoire de Masisi. Ces Mayi-Mayi ont également pillé le bétail et les biens trouvés sur place. Les victimes appartenaient à un groupe de déplacés internes de plusieurs centaines de Tutsi qui

s’étaient installés sur le site à la fin de l’année 1995.

• Le 4 mars 1996, des éléments armés hutu et des ex-FAR/Interahamwe ont tué une dizaine de Banyarwanda tutsi dans le village de Bukombo du territoire de Rutshuru. Certains victimes sont mortes brûlées vives dans l’incendie de leur maison. D’autres ont été tuées à coups de machette.

• Le 12 mai 1996, des éléments armés hutu ont tué plusieurs dizaines de déplacés hunde et tutsi dans le monastère de Mokoto situé dans le nord-est du territoire du Masisi. Au début du mois de janvier 1996 plusieurs centaines de déplacés hunde et tutsi fuyant les attaques des éléments armés banyarwanda hutu et des ex-FAR/Interahamwe avaient trouvé refuge dans le monastère.

• Entre les 8 et 11 juin 1996, des éléments armés hutu et des ex-FAR/Interahamwe venus des camps de Katale et Mugunga ont tué des dizaines de civils tutsi dans les environs de Bunagana et Jomba, dont le chef du poste d’encadrement administratif de Chengerero, un village situé à 10 kilomètres de Bunagana. Le massacre aurait eu lieu en représailles à l’attaque perpétrée par des militaires rwandais et ougandais à Bunagana quelques jours auparavant. Il aurait entraîné la mort d’au moins une vingtaine de civils banyarwanda hutu.

163. Face à l’insécurité grandissante dans les territoires de Masisi et Rutshuru, les FAZ ont mené à la fin de l’année 1995 plusieurs opérations contre les différents groupes armés et milices opérant dans la province du Nord-Kivu.

164. En mars 1996, le Gouvernement zaïrois a envoyé dans le Masisi 800 militaires de la Division spéciale présidentielle (DSP), des membres du Service d’action et de renseignements militaires (SARM) et des unités Para-commandos du 312ème bataillon.

L’opération baptisée « Kimia » (« paix » en lingala) a permis de ramener un calme précaire dans le territoire pendant quelques semaines. Faute de troupes et de soutien logistique et financier suffisants, l’opération n’a cependant pas permis de désarmer un nombre suffisant de miliciens. Par ailleurs, plutôt que de combattre les groupes armés, certaines unités de l’opération Kimia se seraient livrées au pillage des troupeaux et auraient monnayé leur protection aux Tutsi souhaitant être escortés jusqu’à Goma ou au Rwanda.

165. En mai 1996, le Gouvernement zaïrois a lancé l’opération « Mbata » (« gifle » en lingala) afin de désarmer les Mayi-Mayi hunde et nyanga ainsi que la milice Ngilima des Nande. Cependant, l’opération s’est de nouveau soldée par un échec en raison du manque de motivation des unités engagées, de l’hostilité de la population locale et de la résistance des groupes armés visés. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

• Le 29 mai 1996, des militaires des FAZ ont massacré plus de 120 civils dans le village de Kibirizi situé dans la collectivité Bwito dans le territoire de Rutshuru. Les FAZ ont bombardé le village à l’arme lourde et incendié plusieurs maisons.

• En juin 1996, des militaires des FAZ ont massacré plus d’une centaine de personnes dans le village de Kanyabayonga du territoire de Lubero. La plupart des victimes ont été tuées lors du bombardement du village à l’arme lourde et de l’incendie volontaire de centaines de maisons. Kanyabayonga était considéré comme l’un des fiefs de la Ngilima et la plupart des victimes étaient des éléments armés nande ou des civils suspectés de soutenir le groupe.

166. Pour les raisons déjà mentionnées ci-dessus, le nombre total des victimes des massacres survenus entre juillet 1994 et juin 1996 dans le Nord-Kivu reste impossible à établir. Selon certaines estimations, la guerre interethnique aurait fait en 1995 près de mille morts et provoqué le déplacement de 100 000 personnes. En juin 1996, la province comptait entre 100 000 et 250 000 déplacés. On estimait alors que depuis 1993, entre 70 000 et 100 000 personnes étaient mortes du fait de la guerre ethnique dans la province. Ces chiffres restent impossibles à vérifier en raison de l’absence de statistiques fiables

167. Au cours de cette période, les violences au Nord-Kivu ont également donné lieu à un grand nombre de pillages. Les bâtiments destinés à l’enseignement, les hôpitaux et les dispensaires ont été régulièrement ciblés, en particulier dans le territoire du Masisi. Cette guerre n’a pas épargné le bétail, l’une des principales richesses de la province. En trois ans, 80% du cheptel aurait été pillé, principalement par les ex-FAR/Interahamwe et les éléments armés hutu issus de la MAGRIVI, en collaboration avec certaines unités des FAZ.

CHAPITRE II.

JUILLET 1996 – JUILLET 1998 : PREMIÈRE GUERRE ET RÉGIME DE L’AFDL

178. À partir du mois de juillet 1996, les éléments armés banyamulenge /tutsi, qui avaient quitté le Zaïre afin de suivre un entraînement militaire au sein de l’Armée patriotique rwandaise (APR) au Rwanda, et des militaires de l’APR ont entamé, via le Burundi, leurs opérations d’infiltration dans la province du Sud-Kivu et, à travers l’Ouganda, leurs opérations de déstabilisation du Nord-Kivu. Les premiers accrochages sérieux entre les FAZ et les infiltrés ont eu lieu le 31 août 1996 près d’Uvira dans la province du Sud-Kivu. Le 18 octobre, le conflit a pris un tournant nouveau avec la

création officielle à Kigali d’un mouvement armé affirmant vouloir chasser du pouvoir le Président Mobutu, l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) . Sous le couvert de l’AFDL, dont les propres troupes, l’armement et la logistique étaient fournis par le Rwanda, les militaires de l’APR, de l’Uganda People’s Defence Force (UPDF) et des Forces armées burundaises (FAB) sont entrés en masse au Zaïre et ont entrepris la conquête des provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu et du district de l’Ituri .

179. Au cours de cette conquête fulgurante, les éléments de l’AFDL, de l’APR et des FAB ont attaqué et détruit tous les camps de réfugiés hutu rwandais et burundais installés dans les environs d’Uvira, de Bukavu et de Goma. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés rwandais sont retournés au Rwanda mais des centaines de milliers d’autres ont, tout comme les ex-FAR/Interahamwe, pris la fuite en direction des territoires de Walikale (Nord-Kivu) et de Shabunda (Sud-Kivu). Pendant plusieurs mois, les militaires de l’AFDL/APR se sont lancés à leur poursuite, détruisant systématiquement les camps de fortune des réfugiés et persécutant tous ceux qui leur venaient en aide.

180. À partir de décembre 1996, le Gouvernement de Kinshasa a tenté de mener une contre-offensive à partir de Kisangani et de Kindu avec l’aide des ex-FAR/Interahamwe. La réorganisation de l’armée zaïroise en déliquescence s’est cependant avérée impossible à mettre en œuvre en un temps aussi court.

Renforcées à partir de février 1997 par des militaires katangais opposés au Président Mobutu et ayant servi dans l’armée gouvernementale angolaise (les ex-Tigres) depuis les années 1970, ainsi que des enfants associés aux forces et groupes armés (EAFGA), communément appelés les «Kadogo» (« les petits » en swahili), recrutés au fil des conquêtes, les troupes de l’AFDL/APR/UPDF ont réussi à prendre le contrôle de Kisangani le 15 mars 1997 et celui de Mbuji Mayi et Lubumbashi au début du mois d’avril. Après la chute de Kenge au Bandundu, les troupes de l’AFDL/APR et leurs alliés sont arrivés aux portes de la capitale et le Président Mobutu a dû se résoudre à quitter le pouvoir. Le 17 mai 1997, les troupes de l’AFDL/APR sont entrées dans Kinshasa et le 25 mai, le Président de l’AFDL, Laurent-Désiré Kabila, s’est autoproclamé Président de la République, rebaptisant en même temps le pays « République démocratique du Congo ».

En quelques mois cependant, les mesures autoritaires prises par le Président Kabila, la remise en cause des contrats signés avec plusieurs entreprises étrangères et le refus de coopérer avec l’équipe

spéciale envoyée par le Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies pour enquêter sur le massacre des réfugiés dans l’est congolais ont fait perdre au nouveau régime ses principaux soutiens sur le plan international.

A. ATTAQUES CONTRE LES CIVILS TUTSI ET BANYAMULENGE

1. Sud-Kivu

181. Depuis les années 1980, la question de la nationalité des Tutsi vivant au Sud-Kivu était, comme celle des Banyarwanda au Nord-Kivu, un sujet de polémique. La plupart des Tutsi du Sud-Kivu affirmaient être des Zaïrois banyamulenge , c’est-à-dire des descendants des Tutsi du Rwanda et du Burundi installés dans les Haut Plateaux des territoires d’Uvira et de Fizi avant le partage colonial de 1885. Les autres communautés considéraient à l’inverse que la plupart des Tutsi vivant au Sud-Kivu étaient des réfugiés politiques ou des immigrés économiques arrivés au cours du XXe siècle et ils leur contestaient le droit à la nationalité zaïroise. La décision prise en 1981 par le Président Mobutu d’abroger la loi de 1972 par laquelle il avait accordé la nationalité zaïroise de

manière collective aux populations originaires du Rwanda et du Burundi présentes sur le territoire zaïrois avant le 1er janvier 1950 avait conforté la position des communautés dites « autochtones ». Depuis lors en effet, la suspicion quant à la nationalité réelle des Tutsi du Sud-Kivu était devenue générale et aucun député tutsi n’avait pu être élu dans la province.

182. À partir de 1993 cependant, l’arrivée dans la province des réfugiés et des groupes armés hutu burundais et rwandais et l’intégration après juillet 1994 de nombreux Banyamulenge et Tutsi du Sud-Kivu dans l’armée et l’administration du nouveau régime rwandais ont eu pour effet d’attiser le sentiment anti-banyamulenge et anti-tutsi chez de nombreux Sud-Kivutiens. Accusés d’être des agents des gouvernements rwandais ou burundais, de nombreux Tutsi étrangers mais aussi des Banyamulenge ont perdu leur emploi et ont subi des discriminations et des menaces. Le 28 avril 1995, le parlement de transition (HCR-PT) à Kinshasa a rejeté officiellement toute prétention des

Banyamulenge à la nationalité zaïroise et a recommandé au Gouvernement de les rapatrier au Rwanda ou au Burundi, au même titre que les réfugiés hutu et les immigrés tutsi. Au cours des mois suivants, l’administration provinciale a confisqué de nombreuses propriétés appartenant aux Banyamulenge.

183. Dans une note rendue publique le 19 octobre 1995, les autorités du territoire d’Uvira ont affirmé que l’ethnie banyamulenge était inconnue au Zaïre et qu’à l’exception d’une dizaine de familles, tous les Tutsi vivants au Sud-Kivu étaient des étrangers. Face à cette situation, un nombre croissant de jeunes Tutsi et de Banyamulenge sont partis au Rwanda suivre une formation militaire au sein de l’APR. Certains sont revenus rapidement au Zaïre et ont créé une milice d’autodéfense dans les Hauts et Moyens Plateaux de Mitumba. D’autres sont restés au Rwanda afin de participer à la création d’une rébellion banyamulenge devant permettre à l’APR de neutraliser les ex-FAR/Interahamwe et aux Tutsi du Sud-Kivu et du Nord-Kivu d’obtenir la reconnaissance de leur nationalité zaïroise pleine et entière par un nouveau régime à Kinshasa.

184. À partir de juillet 1996, avec le début des opérations d’infiltration des éléments armés banyamulenge/tutsi au Sud-Kivu, la situation des civils banyamulenge et tutsi en général est devenue extrêmement précaire. Après que les FAZ ont intercepté, le 31 août 1996, des militaires rwandais au niveau de Kiringye, à 60 kilomètres au nord d’Uvira, le Commissaire de zone, Shweka Mutabazi, a appelé les jeunes locaux à s’enrôler dans des milices combattantes et a donné l’ordre aux FAZ d’arrêter tous les Banyamulenge et les Tutsi vivant dans le territoire d’Uvira. Plusieurs centaines de Banyamulenge furent tués.

Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

• Le 9 septembre, tandis que la population d’Uvira manifestait pour réclamer le départ des Tutsi du Zaïre, des FAZ ont arrêté un nombre indéterminé de Tutsi/Banyamulenge et pillé plusieurs bâtiments, parmi lesquels des établissements religieux et les bureaux des ONG locales dirigées par des Banyamulenge.

• Le 17 septembre 1996, des éléments armés bembe ont tué avec l’aide des FAZ un nombre indéterminé de civils banyamulenge dans le village de Kabela du territoire de Fizi. Seuls les hommes ont été tués. Bien qu’épargnées, les femmes ont toutefois pour la plupart été victimes de viols.

• Aux alentours du 23 septembre, des FAZ ont tué au moins une quinzaine de Banyamulenge/Tutsi au niveau du poste frontière de Kamanyola. Les victimes étaient accusées de faire partie d’un groupe d’éléments armés banyamulenge/tutsi infiltrés sur le territoire zaïrois.

• En septembre 1996, des éléments armés bembe ont tué un nombre indéterminé de Banyamulenge, au niveau du village de Lubonja dans le secteur de Nganja du territoire de Fizi. Les victimes étaient pour la plupart des femmes qui avaient quitté Nganja pour se rendre à Minembwe. Deux pasteurs ont également été tués au même endroit dans des circonstances similaires.

185. Dans le territoire de Fizi, face au risque d’affrontements au niveau des Moyens et Hauts Plateaux de Mitumba entre les FAZ et les éléments armés banyamulenge/tutsi, plusieurs centaines de civils banyamulenge ont quitté le village de Bibokoboko et ses environs pour se réfugier à Baraka et Lueba. En se mettant ainsi sous la protection des FAZ, ces civils espéraient ne pas être confondus avec les groupes infiltrés. En dépit de cela, dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

• Le 26 septembre 1996, avec l’aide des FAZ, des éléments armés bembe ont tué près de 300 civils banyamulenge dans la localité de Baraka du territoire de Fizi. Les victimes, parmi lesquelles se trouvaient des femmes et des enfants, ont été tuées pour la plupart à l’arme blanche. De nombreuses femmes, parmi lesquelles des mineures, ont été violées collectivement avant d’être tuées. Les tueries ont eu lieu en présence de la population qui n’a pas réagi. Les victimes venaient des villages de Bibokoboko dans les Hauts et Moyens plateaux. Leurs corps ont été enterrés dans une fosse commune à Baraka.

• Le 29 septembre 1996, avec l’aide des FAZ, des éléments armés bembe ont tué 152 civils banyamulenge parmi lesquels un grand nombre d’enfants et femmes dans le village de Lueba, situé à 78 kilomètres au sud d’Uvira, dans le territoire de Fizi. Certaines victimes ont été tuées à coups de machette. D’autres ont été brûlées vives dans une maison incendiée à l’aide d’une grenade. De nombreuses femmes, parmi lesquelles des mineures, ont été victimes de viols collectifs.

• Dans la nuit du 29 au 30 septembre 1996, des éléments armés bembe ont tué près d’une centaine de civils banyamulenge en face du village de Mboko. Les victimes étaient pour la plupart des rescapées de la tuerie de Lueba que les miliciens avaient emmenées pour les expulser au Rwanda. Les femmes et les enfants du groupe ont pu atteindre le Rwanda mais les hommes ont été ligotés puis jetés dans le lac Tanganyika. Les miliciens ont épargné provisoirement quinze hommes qu’ils ont été gardés dans un camp au niveau de Mboko. Devant des témoins, les miliciens ont toutefois déclaré que ces quinze hommes seraient brûlés plus tard. Les quinze hommes ont depuis été portés disparus.

• Aux alentours du 2 octobre 1996, des jeunes locaux et des éléments des FAZ ont tué quinze Banyamulenge dans le village de Sange du territoire d’Uvira. Les victimes vivaient pour la plupart dans les quartiers de Kinanira et Kajembo et elles avaient un temps trouvé refuge dans la maison du chef de cité. Les jeunes et les militaires sont venus les chercher dans la maison du chef de cité sous prétexte de les escorter au Rwanda mais ils les ont tuées en cours de route.

186. Le 6 octobre 1996, des éléments armés banyamulenge/tutsi auraient tué à Lemera dans le territoire d’Uvira plus d’une trentaine de personnes dont des civils et militaires qui recevaient des soins à l’hôpital local. Devant l’émotion suscitée par ce massacre, le 8 octobre, le Vice-Gouverneur du Sud-Kivu, Lwabanji Lwasi, a donné aux Tutsi/Banyamulenge une semaine pour quitter définitivement la province sous peine d’être considérés et traités comme des éléments armés infiltrés. Le 10 octobre, le Rwanda a encouragé tous les adultes banyamulenge de sexe masculin à rester au Zaïre et à se battre pour le respect de leurs droits. Simultanément, le Gouverneur du Sud-Kivu, le pasteur Kyembwa Walumona, a demandé à tous les jeunes de la province de s’enrôler dans des milices afin d’épauler les FAZ. Dans ce contexte, l’Équipe Mapping a documenté les incidents allégués suivants :

• Le 10 octobre 1996, des FAZ ont tué plusieurs centaines de Banyamulenge, dont des femmes et des enfants, dans la ville de Bukavu. Les tueries ont eu lieu principalement dans le quartier Panzi et au niveau du site de la Société nationale des chemins de fer zaïrois (SNCZ) qui sert actuellement de zone portuaire. Plusieurs membres de famille de militaires tutsi servant dans les FAZ et accusés

de trahison ont été exécutés à cette occasion. Les victimes ont été tuées soit par balles soit à coups de machette.

187. Le 11 octobre 1996, le chef d’état-major général des FAZ, le général Eluki Monga Aundu, a accusé officiellement les Banyamulenge d’attaquer le pays avec l’aide du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi. Le 18 octobre, des éléments armés banyamulenge/tutsi ont lancé une attaque sur Kiliba aussitôt revendiquée par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL).

2. Kinshasa

189. Suite au déclenchement de la guerre dans les Kivu, la population de Kinshasa s’est montrée de plus en plus hostile envers les Rwandais et les populations d’origine rwandaise, notamment les Tutsi qu’ils accusaient systématiquement d’être d’intelligence avec l’AFDL/APR.

3. Province Orientale

190. Suite au déclenchement de la première guerre et à l’avancée des troupes de l’AFDL/APR à travers la province Orientale, les services de sécurité zaïrois et la population de Kisangani ont adopté un comportement de plus en plus hostile envers les Rwandais et les populations d’origine rwandaise, notamment les Tutsi qu’ils accusaient systématiquement d’être d’intelligence avec l’AFDL/APR.