ETHIQUE ET SOCIETE CONGOLAISE. Crise d’Identité et Appel à la Conversion Morale

Abbé SHANYUNGU Mpenda-Watu Aloys & Damien BORAUZIMA, Goma – RDC

Un droit de ‘remise en question’ !

Le 30 juin 2010, les Congolais avaient célébré, plus ou moins joyeusement, le <Jubilé d’Or> de l’accession de leur pays à la souveraineté nationale et internationale. Le feuilleton avait été relayé par les medias (écrits et audiovisuels): des conférences tenues, des discours (assez mielleux) prononcés, des messes et cultes célébrés, etc. Jour d’action de grâces certes, mais aussi de profonde méditation sur le sens d’un demi-siècle de <(in)dépendance> d’un pays jadis sous le joug de la colonisation belge. Et le Roi des Belges n’avait pas manqué ce ‘rendez-vous’ de l’histoire sinusoïdale congolaise. Cinquante et un ans après, les Congolais devraient se demander (du tréfonds de leur cœur) si ce qu’ils sont socialement, politiquement et économiquementdevenus, correspond à ce qu’ils doivent normalement être ? Au-delà du tintamarre festif et de l’auréole discursive circonstanciée, un autre questionnement, plus profond, sur la vie quotidienne des Congolais vaudrait réellement la peine d’être amorcé.[1]

Il est vrai que la RD Congo d’aujourd’hui (hier ‘Zaïre’) est une terre que nous ont léguée nos ancêtres, véritables travailleurs et faiseurs de paix qui cultivaient l’amour, la solidarité, et surtout le patriotisme, qui s’effrite terriblement en présence de certaines ‘idoles’. Le temps ne serait-il pas venu, pour les fils et filles de ce pays, de sortir de leur léthargie, comme n’ont cessé de les y inviter les prélats catholiques ?[2] Dieu ne nous a-t-il pas donné un pays si merveilleux qu’il attise toutes sortes de prédation et d’ambitions hégémoniques ?

En 2008, les Evêques catholiques congolais rappelaient que « (…), le bel idéal confié à notre peuple et à nos dirigeants lors de l’accession de notre pays à l’indépendance était celui d’appeler tous les congolais à se mettre debout, à s’unir dans l’effort pour l’indépendance, à redresser les fronts longtemps courbés, à prendre le plus bel élan pour bâtir dans le labeur un pays plus beau qu’avant. »[3] Malheureusement, faisaient-ils remarquer aussitôt, « ce qui se laisse voir à nos yeux, c’est, hélas ! le spectacle dramatique d’un Congo toujours exsangue et extraverti ; c’est le spectacle d’un Congo où la population de plus en plus meurtrie, appauvrie, plongée dans une misère sans nom, continue à broyer du noir et se demande désespérément : ‘jusques à quand cette souffrance’ ! Ce qui se laisse voir à nos yeux, c’est le spectacle des hommes et des femmes fatigués : fatigués de la crise multiforme, crise politique, crise spirituelle, crise morale, crise des valeurs ! Que de gens fatigués de la misère et de la violence.»[4] C’est pratiquement ce que le prof. André Yoka Lye Mudaba qualifie de « rendez-vous manqués avec l’histoire »[5] de l’indépendance du peuple congolais.

Cette réflexion n’ignore pas et ne met pas en doute les quelques avancées significatives que la RD Congo connaît. Elle voudrait se focaliser plutôt sur des forces politiques congolaises qui semblent opter de modeler leur manière d’être sur le mal. Cette condition de vie du ‘mal-être’ congolais est provoquée par des forces identifiables qu’il est possible de maîtriser. Aujourd’hui, la plupart des Congolais, bien intentionnés, considèrent ce problème crucial comme le résultat des caprices du ‘pseudo Congolais’ dont l’ampleur rendrait impossible toute solution. Pourquoi des milliers des Congolais vivent l’incertitude du lendemain ? Un coup d’œil rapide sur la situation actuelle du pays montre que les Congolais sont des <loups> pour leurs compatriotes.

Il va sans dire que de telles analyses sont difficilement acceptées par ceux qui tirent profit de l’injustice, de la pêche en eaux troubles et du chaos. C’est peut-être pour cela que de nombreux experts Congolais rendent les « autres » responsables du problème. En conséquence, la pseudo-solution la plus répandue à cette crise est de dire, sans bémol, que l’Occident doit cesser de provoquer des guerres en Afrique, et en RD Congo. C’est vite dit. Et si les Congolais refusaient d’être corrompus, de voler, de tuer leurs frères par l’arme et la faim, de mal gouverner et mal gérer leur patrimoine, d’où proviendrait la guerre ? De l’Orient ou de l’Occident ? Qui leur mettrait la corde au cou ? Il est facile de pointer les autres du doigt. La parabole de la paille et la poutre dans l’œil reste encore actuelle! Pour la RD Congo, si des solutions assez audacieuses ou techniques, comme « tolérance zéro »[6], « Opération Umoja wetu », « Opération Kimya II », « Programme Starec », peuvent donner lieu à des solutions palpables, les Congolais ne pourraient que s’en réjouir. Mais si elles n’apportent rien de très durable socialement et politiquement, que seront-ils demain ? Des simples ‘proies’ pour les ‘rapaces’ affamées ! Ainsi, quelques pistes de réflexion s’imposent pour envisager un avenir qui soit assez lumineux pour la RD Congo. La tâche est certes immense et impérieuse, pour ceux qui aiment encore ce pays, au-delà des bouts des lèvres.

Une crise identitaire multifaciale !

Certains Congolais pensent aveuglement qu’on peut vivre de la « congolisation ».[7]Le contraire prouve que cette dernière fait mourir. On ‘naît’ en période de ‘crise’ ; on ‘grandit’ dans la ‘crise’ ; et le risque est grand de ‘vieillir’ dans la ‘crise’ ! Une crise, du reste, polygonale, à plusieurs aspects.

On se rappelle encore de la fameuse querelle autour de l’<Authenticité zaïroise> de J-D. Mobutu, voulant ‘déchristianiser/désoccidentaliser’ l’homme zaïrois…en prônant un certain « retour » à la vie ancestrale africano-congolaise. De surcroît, le Parti unique, Parti-Etat, avait pratiquement réussi à niveler les Zaïrois avec son ‘slogan idéologique’ : «Olinga, olinga te, ozali na kati ya MPR » (Que tu le veuilles ou non, tu es dans le MPR) ! Plusieurs intellectuels, malgré leur haut niveau d’instruction, furent embrigadés pour servir de véritables caisses de résonance du Parti-Etat. Par ‘conviction’ peut-être pour certains, ou par ‘souci de survie’ pour d’autres !

Cependant, le substantif « retour » avait mal sonné dans des oreilles qui voulaient progresser en interrogeant l’histoire. Ainsi, en janvier 1975, les évêques du Zaïre publièrent deux ‘déclarations’ substantielles. Tout en soutenant partiellement l’idée de Mobutu, ils rectifièrent implicitement le terme « retour » en proposant un « recours » à l’authenticité. Pour sa part, feu Mgr Bakole wa Ilunga, archevêque de Kananga, écrivit aux chrétiens de son diocèse, en février 1975, une lettre d’une forte inspiration pour les encourager à avoir un attachement inconditionnel à Dieu et à son Christ, et non àun homme fragile ou à une institution humaine qui passe. [8] Un éclaircissement pastoral digne de foi.

En interrogeant l’histoire, notre ancien hymne national, connu sous le nom de « La Zaïroise », avait de beaux idéaux et de belles devises dans son prélude et sa conclusion. Par ailleurs, « La Congolaise » ou « Le Debout Congolais » (1960), qui nous invite sans cesse à œuvrer pour un Congo toujours plus beau qu’avant, peut redevenir un véritable sentier battu de libération, de progrès et de paix profonde, pour autant que les Congolais l’intériorisent.

Certains analystes ont pensé qu’une élite intellectuelle serait mieux placée pour gouverner ce pays éléphantesque. Mais, ils ont oublié que « l’intelligence est une bénédiction » (« Bwenge muisha », comme le disent les Hunde de l’est de la RD Congo), et que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’on se demande alors s’il convient maintenant de soutenir l’idée d’Ivan Illich prônant une ‘société sans école’.[9] Un spécialiste en matière politique juge mieux la mauvaise politique machiavélique.[10] Ne serait-ce pas là une occasion de faire montre de notre incapacité et de notre ignorance, et de donner ainsi raison à ceux qui ont eu l’audace de réduire ‘ontologiquement’ et ‘épistémologiquement’ l’homme noir ?[11]

Plusieurs Congolais ne vivent pas, mais ‘survivent’ ; certains pendant qu’ils travaillent même sous le drapeau. Ils sont chosifiés, clochardisés et appauvris. Ils sont suspendus aux mamelles de l’Occident, et vivent actuellement le drame que nous nommerions « zoecide ».[12] Et pourtant, la vie est le plus beau cadeau que nous ayons reçu de nos aïeux, de nos parents et, à travers eux, de Dieu, la Source de toute vie. Un avocat de l’homme disait qu’« en période de crise, ce ne sont pas les techniciens – même pas les bons techniciens- qui sont les plus nécessaires. Ce sont les hommes et les femmes de caractère, dont le jugement n’a pas été faussé, qui gardent la capacité de voir clair et qui savent vouloir ce qu’il faut : qui savent dire ‘oui’, mais qui savent aussi dire ‘non’.»[13] Voilà qui est majestueusement dit. On changera difficilement le monde par des discours. Il nous faudra immanquablement des ‘témoins’ tenaces, car « l’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont témoins. »[14]

Il faut être véritablement aveugle pour ne pas voir ce que tout le monde voit. Nous avons vu que le Congolais est un ‘politique’. Mais un homme « atypique », dans un pays « atypique » et doté des provinces et des villes tout autant « atypiques ». On voit un Congolais qui « parle » bien français, mais ne « fait » pas (bien) ce qu’il dit. Son identité aujourd’hui à l’étranger fait piètre figure et n’honore pas sa personnalité (peu soucieuse du bien commun, malhonnête, facilement corruptible, …). On le trouve célèbre dans la ‘danse’ (particulièrement des hanches) et en musique (avec voix tonitruantes). Et par-dessus le marché, il serait, selon la perception de ses voisins, spécialiste en « BMW » (Beer, Money and Woman), c’est-à-dire : « bière, argent et femme».[15] La raison raisonnante, chez certains politiques congolais, serait déjà dégradée et avilie. Ces hommes, durant des années, ont conduit la nation congolaise aux enfers ; ils ont fait de la fosse commune le but de leurs activités. Ils ont usé leurs forces à tuer, à faire tuer, et à apprendre à ne plus avoir des sentiments de pitié. Leurs grands rêves s’ensevelissent dans la haine ; ils veulent être heureux tout seuls. A ce propos, les évêques de la Conférence épiscopale du Zaïre (CEZ) avaient rappelé, en 1990, que « depuis une vingtaine d’années, notre pays a pris une option politique et mis en place un système de gouvernement qui l’ont finalement conduit à une crise des institutions et une impasse d’autant plus inquiétantes qu’elles résistent à toutes les cures envisagées depuis quinze ans. C’est que le mal est à la racine et non pas en surface. »[16] Aujourd’hui, c’est encore l’embrouillamini pour les clairvoyants. Mais pour les malades « in capite», les choses tournent encore bien.

En RD Congo, il y a encore des politiciens qui sont ancrés dans l’aveuglement de l’illusoire, en pensant vivre dans la vérité. Ils sont dans une caverne, selon l’allégorie platonicienne (voir Platon, La République). Ce sont des hommes qui ne connaissent et ne veulent connaître que le ‘monde illusoire’ des apparences sensibles. Ces politiques n’auraient-ils pas besoin d’un ‘medicus’ ? Et qui serait-il si ce n’est celui qui voit au-delà et vit hors de la caverne ? Il devra alors s’engager à redescendre dans la caverne pour révéler le secret de la science à ses malheureux compagnons toujours enchaînés. Pour Platon, cette descente est une rude épreuve. C’est une descente dangereuse et un contact de l’ignorance. C’est une pénible accoutumance aux ténèbres et surtout aux quolibets, aux injures et aux menaces des ignorants satisfaits de leur sort et irrités contre ce fou (medicus) qui prétend avoir vu le ciel ; au point même qu’un prisonnier délivré de force pourrait aller jusqu’à tuer cet être dangereux[17].

Au fond, le ‘mythe de la caverne’ de Platon est très large dans l’explication et la description des choses vis-à-vis de l’esprit de ces Congolais qui s’enrichissent sur le dos courbé de leurs frères et soeurs. Platon nous invite à nous figurer une caverne aux trois quart fermée par un mur, et des prisonniers sont attachés le dos au mur qui la clôt et ne peuvent en voir que le fond. Chez E. Kant, cette allégorie est stricte : les choses se passent d’une manière analogue, mais plus décourageante. Platon admet que les prisonniers de la caverne pourraient franchir le mur et contempler les réalités. Cependant, Kant déclare que le mur de l’esprit est, pour chaque homme, infranchissable. Ce n’est pas au fond d’une simple caverne que nous sommes, dit-il ; c’est au centre d’une tourelle cuirassée, située elle-même au centre d’une autre tourelle plus vaste. Notre entendement est, pour ainsi dire, logé dans la tourelle cuirassée intérieure[18]. Voilà une des images qu’on peut, vraisemblablement, donner à plusieurs Congolais aujourd’hui prisonniers des apparences, de la corruption, de l’injustice, de la partialité, etc.[19] Pour sortir de là, il faut simplement une ferme volonté de changer. Autrement, l’on y reste pour de bon.

Soigner le marasme éthique et social : un travail titanesque !

Deux personnes échangeaient à bâtons rompus sur le sort de la RD Congo. Dans cet échange, l’une d’elles, trouvant que la corruption avait gangrené la société congolaise, proposa sadiquement que, pour parvenir à l’éradication de ce fléau, il fallait probablement envoyer ad patres toutes les personnes âgées de 6ans et plus. Car, même à 6ans, les enfants ont déjà goûté au mensonge inoculé par les adultes ! Ajoutez-y le règne du téléphone portable, et sa litanie de mensonges, et la sauce est malicieusement assaisonnée, au détriment de la vérité ! Une entreprise très difficile, et inhumaine, à coup sûr !

De son vivant, Mgr Christophe Munzihirwa, aimait nous parler de la « prostitution de l’intelligence ». Il disait, en effet, qu’une tête inoccupée est un atelier du diable. Ce dernier se prête cette ‘chambre vide’ (tête) pour y faire sa demeure ! Les générations qui ont précédées la nôtre aujourd’hui, ont vécu plus ou moins trente glorieuses années (1945-1975). Ce sont des années qui rimaient avec le progrès, où le rythme soutenu de croissance permettait le plein-emploi. Aujourd’hui, nous pourrions parler volontiers d’une sorte de «interminable adolescence ». Nous ne savons pas quitter le placenta qui nous a protégés pendant neuf mois… nous voulons demeurer ‘enfants’. Notre adolescence s’allonge considérablement, et ce prolongement ne peut qu’être fortement générateur de ‘mal-être’.

Aujourd’hui, en RD Congo, l’on ne se gêne pas d’appeler banalement ‘blanc’ ce que, hier, l’on appelait ‘noir’ et vice versa. Ce qui est grave, ce n’est pas de se tromper ; mais de transformer l’erreur en règle de vie et le mensonge en vérité. L’homme est devenu un « moyen » au lieu d’être une « fin ». Ce qui nuit au vrai bonheur du Congolais, c’est la confusion et le déséquilibre des esprits, l’esclavage de l’argent, l’égoïsme, la méconnaissance de la vraie valeur de l’homme et l’oubli des finalités essentielles. C’est pour cela qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait de hautes études pour constater que, très souvent, nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord pour définir exactement ce qui est nécessaire et (très)urgent pour la Nation et ce qui ne l’est pas. C’est ainsi que certains ont trouvé du plaisir à nous faire constamment la guerre, avec la malheureuse complicité de plusieurs compatriotes. L’heure des responsabilités n’a-t-elle toujours pas sonné pour que le peuple congolais agisse de manière réfléchie et ordonnée ?[20]

Nous voudrions donner, ici, l’image sommaire d’une doctrine cruelle, mais très sage, sur certains Congolais aveuglés par la corruption et la pêche en eaux troubles, et qui, suspendus aux mamelles de l’Occident, ne voient que l’argent sans jamais percevoir ses conséquences. Ils dilapident les revenus de l’Etat et les aides occidentales et asiatiques que leurs compatriotes devront payer au prix de leur sueur et même de leur sang. Un Congolais très humoriste fredonnait, dans sa souffrance et sa misère, ces paroles : « Je travaille, tu manges ; Tu ne travailles pas, tu manges ; Il travaille, tu manges ; Nous travaillons, tu manges. Vous travaillez, il (tu) mange(s) ; Ils travaillent, tu manges. Et moi, quand mangerai-je ? » Une lucide trouvaille qui n’a pas besoin de commentaire ! C’est un vrai renversement de l’enseignement paulinien: « Que celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus ! » en « Que celui qui travaille, ne mange pas ; et que celui qui ne travaille pas, mange à satiété ! » N’est-ce pas là un symptôme dévastateur d’une société malade ?

Pauvreté, sexisme, perversion de la jeunesse : une ruine sociale !

Depuis un certain temps, nous observons une sorte de ‘tsunami’ qui s’abat sur notre société. Il s’agit du culte du ‘sexe’ dont les principaux agents sont grandement lesjeunes filles et des ‘adultes-caïmans’ vieillissant dans le mal. Dans cette pratique, certains semblent s’imposer évidemment sur les autres. Il sied, d’ores et déjà, de signaler clairement que ce ne sont pas toutes les filles et toutes les jeunes femmes qui se livrent à la prostitution, même si c’est la couche sociale la plus vulnérable. Le milieu urbain subit actuellement un flux migratoire. Suite aux différentes vicissitudes, notamment la guerre et l’insécurité récurrente, ceux qui habitaient les campagnes abandonnent cases et champs pour chercher refuge en ville.

Les difficultés d’ordre matériel et financier hantent les populations aujourd’hui. Des jeunes filles et femmes, démunies et attirées par la ville, s’entassent dans des baraques au toit de tôle rouillée et sont exposées aux intempéries. C’est pratiquement un contexte de forte paupérisation. Elles n’ont qu’un seul atout à leur portée: « leur corps à vendre ». Avec le système socio-économique que connaît l’Afrique, la femme devient un objet, et le sexe une marchandise, souvent à peu de frais. La pauvreté, dans laquelle vit le Congolais, amène certains parents à fermer les yeux sur l’inconduite de leurs filles, et parfois même à les y encourager…Ce phénomène misérable devient de plus en plus inquiétant avec la dureté des conditions de vie. Cela pousse les jeunes filles et femmes déplacées (et non déplacées) à offrir leurs corps « à l’heure où l’appel irrésistible à la consommation de luxe contribue au commerce des charmes féminins et où les inégalités sociales rendent compte, en un sens, de l’extension de la prostitution »[21].

En fait, dans une société où le chaos, le chômage, les pots de vin,… ont élu domicile, une jeune fille, à la recherche du travail dans un bureau, en trouve difficilement, sans un « piston ». Une seule condition apparemment simple: «la relation sexuelle». Et la pauvre fille ne sait pas dire « non », car elle a le devoir soit de payer les études d’un frère ou d’une sœur, soit d’aider son père à construire le toit paternel. Elle pense n’avoir pour seule ressource que de « se vendre » ! De plus, en dépit des efforts fournis pour obtenir le travail, le salaire qu’elle reçoit reste insuffisant pour assurer la survie familiale et la méticuleuse beauté quotidienne (bijoux, des produits de beauté, des chaussures, des pagnes, etc.). Il lui faut donc une solution palliative : son ‘intimité’. En faisant ainsi, elle reçoit, semble-t-il, le triple de son salaire en une soirée. L’on comprend que le sexe soit devenu un élément de propagande touristique dans les hôtels, les centres touristiques, les night-clubs, etc.

Certaines prostituées habitent des superbes villas ; elles roulent dans des voitures de luxe et ont souvent des comptes bancaires alimentés. Le commerce du sexe est encouragée généralement par certains fonctionnaires qui étalent leur avoir devant de très jeunes filles dont l’âge varie entre 12 et 17ans. On voit, par exemple, monsieur X(au-delà de 40ans !) attendre devant les Lycées, avec sa grosse limousine 4×4 fumée, la demoiselle Y (à peine 16ans !). Ces enfants, entraînés de la sorte, ne trouvent parfois le temps de sommeiller qu’en classe, car toute la nuit, elles sont occupées dans les ‘maisons de tolérance’.

Dans les écoles, bien de choses anormales s’y passent aussi. Il semble que certaines élèves, et même des étudiantes, n’arrivent à passer de classe ou à décrocher leur diplôme que « haut la fesse ». L’école est trahie et traverse une crise très profonde. Et pourtant, la jeunesse est à considérer comme la « matrice centrale » de notre Congo de demain ! Certaines étudiantes songeraient à se marier d’abord avant de poursuivre ensuite leurs études, en espérant – disent-elles ! – qu’elles subiront moins de tracasseries sexuelles, de la part de certains enseignants, pour réussir.

La grande vocation de l’université n’est-elle pas de former les cadres du pays. Sa mission n’est-elle pas de former des hommes et des femmes qui tiendront le gouvernail pour mener le pays à bon port ? Pourtant, le climat qui règne aujourd’hui chez un bon nombre d’étudiant(e)s revêt un masque de laideur, et partant, une catastrophe sociétale. Autrement dit, les fondations de l’édifice universitaire sont devenues défectueuses. Il faut les consolider avec du ciment éthique approprié ou les refaire de fond en comble ! C’est dire que l’institution scolaire est atteinte d’une grave maladie, la« prostitution sexuelle » qui aboutit à assez rapidement à « celle de l’intelligence ».

De fait, il n’est pas question d’hallucination, ni d’imagination quelconque, encore moins d’élucubrations personnelles. Il s’agit bien des cas concrets, existentiels, que nous voulons évoquer comme ‘matière à réflexion’. Lors d’une visite, une étudiante de G1 dans une institution supérieure de Goma nous a fait part de son calvaire : bien qu’intelligente, elle n’avait pas fini l’année à cause de son physique très attrayant. Un enseignant l’a fait échouer expressément parce qu’elle n’avait pas cédé à ses ‘sollicitations’. Curieusement, la ‘solidarité’ des enseignants l’a emporté sur la vie vertueuse de l’étudiante ! Un autre cas, alarmant et décevant, s’était étalé au grand public. Un Directeur d’un Travail de fin de Cycle (TFC) avait décidé de ‘couler’ expressément une étudiante finaliste, pendant la défense de son travail. Ce TFC, pourtant censé être un travail scientifique, n’avait ni citation, ni bibliographie, ni table des matières. A qui appartient la honte ? A l’institution ? A l’étudiante, peut-être, par négligence ? Pratiquement, tel qu’il se présentait – par le fond et la forme-, le TFC ne méritait même pas l’appellation de « travail pratique » (TP). Quelle désolation pour une institution ! Les explications évasives du directeur du Travail ont relevé le fait que l’étudiante était ‘négligente’ et ‘agressive’… Ce qui peut être vrai aussi. Pour la finaliste, le problème était intrinsèquement celui du « corps à corps »[22] exigé par le directeur, pour la réussite ! Comme la vertu ne paie pas en ce temps de crise sociale, l’étudiante a été simplement ‘recalée’…

Ce désastre social, que nous vivons dans nos institutions éducatives, fait état d’une destruction comparable à l’éruption du volcan Nyiragongo qui avait consumé une partie importante de la ville de Goma. Ecoutez cette image qui reflètent nos écoles aujourd’hui : « Supposons un aquarium où il y a des poissons. Régulièrement on leur donne de la nourriture toute fraîche. Mais l’eau de l’aquarium est souillée et malsaine. Comme elle pénètre dans le corps des poissons, ceux-ci, peu à peu sont empoisonnés et meurent. Quelque chose de semblable se passe dans les écoles et les universités. Bien qu’on puisse y rencontrer des étudiants bien disposés et des maîtres dévoués, il doit y avoir dans l’atmosphère des substances qui se révèlent toxiques pour la santé du jugement des élèves ou des étudiants.» [23]

Pour conclure

Cinquante et un ans après son (in)dépendance, la RD Congo est toujours rongée par une panoplie de maux qui handicapent son décollage socio-économique. La société congolaise est quasi ruinée par des ‘antivaleurs’ tenues, hélas, pour des ‘valeurs’, et qui amincissent fortement les chances de son véritable progrès. Ceux qui tirent profit du désordre politique et social congolais actuel sont nombreux. C’est depuis longtemps que les faits ont parlé d’eux-mêmes et les vices n’ont cessé d’étrangler les vertus. Les yeux des Congolais ont été comme frappés de cécité et leurs oreilles de surdité. Tous les moyens sont devenus ‘bons’ pour ‘vivre’ et/ou ‘survivre’. Dans une société en crise, ce qui est ‘mal’ finit évidemment par devenir ‘bien’.

Ce qui est sûr, c’est qu’un pays ne peut changer de décor que si ses habitants opèrent, individuellement et communautairement, un changement de mentalité. Celui-ci est donc à la fois un effort intra et interindividuel. Pour que notre Congo devienne ‘plus beau qu’avant’ et recouvre une certaine ‘grandeur’ internationale, il faudra impérativement une profonde ‘metanoïa’ et un ‘sursaut éthique et civique’ de la part de tous ses fils et filles. C’est à chacun(e) de nous, à quelque niveau social que nous soyons, de fournir cet impérieux effort. Notre ‘survie’ socio-politique et économique est à ce prix…peut-être ! Si le pari de la ‘conversion’ est accepté par nous tous, il sera gagné ; et la nation congolaise pourrait échapper à la déchéance.

Aloys SHANYUNGU Mpenda-Watu et Damien BORAUZIMA

Goma, RD CONGO

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[1] Le Centre d’Etudes pour l’Action Sociale (CEPAS) des Jésuites (à Kinshasa) l’avait entrepris lors de ses ‘’Journées Sociales’’ du 29 au 31mars 2010, avec le thème : « Au-delà du Jubilé d’Or : Quel avenir pour la RD Congo ? ». Le condensé de ces Journées a été repris dans Congo-Afrique (Mai 2010), n°445. Un bel exemple à suivre !

[2] Lire, à titre indicatif : « Levons-nous et bâtissons » (Ne 2, 18). Pour un Congo nouveau. Déclaration du Comité permanent des Evêques de la RD Congo, Kinshasa, 2006 ; « Changeons nos cœurs » (Cf. Jl 2,13). Appel à un engagement réel pour la construction de notre pays ». Message du Comité permanent des Evêques de la RD Congo, Kinshasa, 2008 ; « Soyez vigilants » (Cf.1P 5,8). La paix dans la justice et lavérité. Message du Comité permanent de la CENCO, février 2009.

[3] CENCO, « Il est temps de nous réveiller » (Rm 13, 11b). Appel à la vigilance pour sauvegarder la souveraineté nationale et bâtir notre destinée, Message de la CENCO aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté à l’occasion du 48eanniversaire de l’indépendance, Kinshasa, 2008, n° 2.

[4] Ibidem.

[5] YOKA Lye Mudaba, A., « Cinquante ans d’indépendance : la Boîte de Pandore ? » in Congo Afrique (Janvier 2010), n° 441, p. 56.

[6] A notre humble avis, la <tolérance zéro> ne pourra réussir qu’au cas où l’on dénonce les méfaits, l’on chasse les récalcitrants de leurs postes (et non les permuter !) et qu’on leur exige de payer les dommages et intérêts causés au peuple congolais. La prison n’est pas faite que pour les ‘petits’ et les ‘démunis’. Autrement, cette ‘tolérance zéro’ risquera fort de rester lettre morte !

[7] Durant son long règne, le président Mobutu, aimait rappeler, qu’entre 1960 et 1965, « l’anarchie, le chaos, le désordre, l’inconscience et l’incapacité » régnaient en maîtres au Zaïre. C’est pourquoi, « tout désordre, dans n’importe quelle partie du monde », était baptisé du nom de « congolisation » (Lire, à ce sujet : « Zaïre rayonnant », inMissi, n°9, Novembre 1975, p. 277).

[8] Cf. « Zaïre rayonnant », p. 281.

[9] ILLICH, I., Une société sans école, Paris, Seuil, 1971.

[10] Pour elle, en fait, tous les moyens, bons ou mauvais, sont nécessaires pour maintenir son pouvoir.

[11] Cf. ELA, J.-M., « Conscience historique et révolution africaine chez Cheikh Anta Diop », in Présence africaine, n°149/150, 1989, pp. 173-182.

[12] Terme forgé par nous, à partir du grec ‘zoe’ = Vie. D’où, ‘tuer la vie’.

[13] ELCHINGER, L.-A., Je plaide pour l’homme, Paris, Fayard, 1976, p. 261.

[14] PAUL VI, Exhortation Apostolique « Evangelii Nuntiandi », Le Centurion, 1977, n°41.

[15] A ce sujet, la réflexion de NGUB’USIM Mpey Nka, R., « La reconstruction mentale des congolais : un impératif pour la IIIe République », in Congo-Afrique (Février-Mars 2007), n°412-413, pp.113-133, vaut encore la peine d’être relue.

[16] CEZ, Tous appelés à bâtir la nation, Mémorandum et déclaration des Evêques du Zaïre, Kinshasa, 1990, n°6.

[17] Cf. TIMMY ORIOL, Histoire de la philosophie, Fernand Nathan, Paris, 1979, pp. 15-16.

[18] Cf. GRESSON, A., Kant : sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, P.U.F., Paris, 1949, pp. 14-16.

[19] Lire, à ce propos : CENCO, « La justice grandit une nation » (Pr 14,34). La restauration de la Nation par la lutte contre la corruption, Message de la CENCO à l’occasion du 49e anniversaire de l’indépendance de la RD Congo, Juillet 2009.

[20] CENCO, « Frères, que devons-nous faire ? » (Act. 2,37). L’heure des responsabilités a sonné. Message des Evêques de la RD Congo, 2004, n°16.

[21] ELA, J.-M., La ville en Afrique noire, Paris, Karthala, pp. 153-154.

[22] C’est un terme estudiantin, à Goma, qui signifierait : « without condom » (sans préservatif) !

[23] ELCHINGER, L.-A., Op. cit., p. 229.