Congo Actualité n. 400

LES MASSACRES DE BENI:

VIOLENCE POLITIQUE,

DISSIMULATIONS ET COOPTATIONS

 

Groupe d’Étude sur le Congo (GEC)
Rapport d’enquête n. 2 (1ère Partie)
Septembre 2017[1]

SOMMAIRE

1. INTRODUCTION
2. LES LIENS ENTRE LES ADF/NALU, LES MILICES LOCALES ET LA POLITIQUE DANS LE TERRITOIRE DE BENI (1980-2010)
a. L’intégration politique des ADF / NALU (1980 – 1997)
b. La deuxième guerre du Congo (1998-2003)
i. La collaboration militaire entre le RCD / K-ML et les ADF / NALU
c. L’entrelacement des différents réseaux militaires dans la période post-conflit (2003-2010)
i. Les relations de l’ex-APC avec les ADF / NALU
ii. L’attaque conjointe de Nyaleke: ADF, ex-APC et milice Mayangose
iii. L’utilisation du logo «ADF»
iv. La rhétorique de recrutement de l’ex-APC
v. L’opération « Safisha Ruwenzori »
3. LES MASSACRES DE BENI DEPUIS 2013 À 2015
a. Aperçu général
b. Le rôle des ADF au sein d’un vaste réseau de coalitions atypiques
c. Les responsables des tueries
i. Les « premiers moteurs »
ii. Les « seconds moteurs »

1. INTRODUCTION

Ce rapport retrace l’évolution des massacres de Beni (Nord Kivu) et la dynamique des stratégies adoptées par les groupes armés qui y ont participé. En effet, l’identification des auteurs des massacres nécessite de la compréhension d’un ensemble de stratégies qui ont souvent été négligées.
Reflétant la longue histoire de militarisation de l’Est de la République Démocratique du Congo (RD Congo), les alliances entre les différents groupes armés congolais peuvent changer brusquement, à mesure que des rivaux disparaissent ou que d’autres naissent, défiant souvent toute idéologie ou notion de loyauté. Les protagonistes du conflit préfèrent souvent coopter et infiltrer leurs rivaux, plutôt que de les vaincre militairement, même si cela a un coût pour la population locale.
La formation de coalitions opportunistes et l’existence de liens entre les groupes armés et l’armée nationale sont des éléments très utiles pour comprendre les conflits en cours, pas seulement à Beni, mais aussi dans d’autres zones de la RD Congo.
Ce rapport décrit  les dynamiques et les protagonistes du conflit dans le Territoire de Beni.
S’étendant le long de la frontière entre la RD Congo et l’Ouganda, Beni et le territoire adjacent de Lubero composent le Grand Nord de la province du Nord-Kivu. Cette zone était la base opérative du Rassemblement Congolais pour la Démocratie / Kisangani – Mouvement de Libération (RCD / K-ML) et de sa branche armée, l’Armée Populaire Congolaise (APC), pendant la seconde Guerre du Congo (1998 – 2003).
Le territoire de Beni est malheureusement connu à cause de la présence d’un groupe armé étranger d’origine ougandaise qui a cherché refuge sur son sol au début des années 1990: les Forces Démocratiques Alliées (ADF).
Presque tous les rapports sur les ADF soulignent les éléments de son profond enracinement dans la société locale, notamment la présence, en son sein, d’un nombre important de combattants congolais, les accords commerciaux avec des agents et chefs locaux, les mariages mixtes avec des membres de la population locale et les liens avec d’autres groupes armés.
Pourtant, le mythe des ADF en tant qu’acteur purement étranger et extérieur a persisté, aggravé par l’origine islamiste du groupe et sa réputation de secret à propos de ses revendications.
Les affirmations fabriquées à propos des liens des ADF avec des réseaux terroristes jihadistes internationaux ont renforcé cette image, offrant un écran pratique à d’autres acteurs armés, pour détourner l’attention des causes internes des violences.
Plusieurs rapports ont souligné que les ADF sont un groupe armé très dangereux et qu’elles ont joué un rôle très important dans les massacres de Beni. Cependant, il est certain que les ADF agissent dans un environnement conflictuel plus large, où elles opèrent à côtés d’autres groupes armés.

2. LES LIENS ENTRE LES ADF / NALU, LES MILICES LOCALES ET LA POLITIQUE DANS LE TERRITOIRE DE BENI (1980-2010)

La dynamique à l’origine des massacres est profondément ancrée dans le passé. Cette section retrace l’évolution de la stratégie armée qui, dans le territoire de Beni, unit les ADF, les milices locales et les membres de l’ex-APC par le biais de relations fluides mais persistantes. Comprendre ce passé aide à clarifier certains aspects déroutants des massacres, tels que l’utilisation du logo des «ADF» par plusieurs groupes armés et la collaboration de différents groupes armés, pour organiser de façon  conjointe une longue série d’attaques et de massacres.

a. L’intégration politique des ADF / NALU (1980 – 1997)

La ville de Beni occupe une place critique dans la région, car elle est à la fois une ville prospère et plaque tournante des groupes armés. C’est le point d’entrée d’une grande partie du commerce en provenance de l’Afrique de l’Est et son territoire fournit des grandes quantités de bois, d’or et d’huile de palme pour les marchés régionaux. En même temps, depuis les années 1980, les montagnes du Ruwenzori sont devenues le lieu d’accueil de rébellions des deux côtés de la frontière. Ces groupes armés, en particulier les ADF, ont tissé des liens étroits avec les élites politiques, les autorités coutumières locales et les différents groupes ethniques de Beni.
Bien que, dans cette région, il y ait eu des rébellions armées depuis la période coloniale, la jonction entre la politique et les mouvements rebelles a été largement forgée sous le régime du président Mobutu Sese Seko. Dans sa recherche d’influence politique dans la région de l’Afrique orientale, Mobutu avait offert un refuge aux rébellions de la région des Grands Lacs Africains.
Il s’agit notamment de l’Armée Nationale pour la Libération de l’Ouganda (NALU), née en 1986 dans le but de renverser le gouvernement ougandais. La NALU avait dû quitter rapidement l’Ouganda et s’était installée en RD Congo, près de la frontière ougandaise, dans le territoire de Beni et, plus précisément, dans les contreforts des montagnes du Ruwenzori.
Mobutu avait soutenu la NALU comme moyen pour garder un certain contrôle sur son homologue ougandais Joweri Museveni et, pour le faire, il s’était appuyé sur la principale personnalité politique de Beni, Enoch Muvingi Nyamwisi.
Membre de l’ethnie Nande, aux pieds des monts Ruwenzori, Enoch avait occupé différents postes ministériels au sein des gouvernements de Mobutu et avait dirigé le parti politique Démocratie Chrétienne et Fédéraliste / Nyamwisi (DCF / N). Enoch jouait un rôle clé avec la milice locale de Kasindiën qui trafiquait le bois, l’or et l’ivoire à travers la frontière congolo-ougandaise. Cette milice avait initialement reçu le soutien de l’Ouganda, pour déstabiliser la NALU.
Préfigurant le genre des alliances opportunistes qui, après, est devenue très courante, Mobutu a ensuite utilisé la milice de Kasindiën, pour renforcer le recrutement de nouvelles unité pour la NALU, avec l’aide apparente d’Enoch.
Les liens ethniques avec les populations de Beni ont également facilité l’intégration de la NALU dans la société locale. La NALU a été, à bien des égards, le successeur de la précédente rébellion ougandaise de Rwenzururu, dont le but était de restaurer le pouvoir coutumier des communautés de Bakonjo et Baamba. Ces deux groupes ethniques ougandais sont apparentés aux respectives communautés Nande et Talinga du Congo, qui partagent la même langue et la même culture.
En 1995, une autre insurrection ougandaise, les Forces Démocratiques Alliées (ADF), née d’un différend au sein de la communauté musulmane ougandaise, fit son apparition dans l’est du Congo. Les ADF étaient composées par des membres de la secte musulmane Tabliq et par des officiers militaires restés fidèles au président déchu Idi Amin. Le groupe a été rapidement expulsé de l’Ouganda vers le Congo, où il a fusionné avec la NALU, donnant naissance à un nouveau groupe : les ADF 7 NALU. (La branche NALU de l’ADF / NALU a été démobilisée en 2007, bien que les habitants de Beni utilisent toujours «ADF» et «NALU» de manière interchangeable). Sous le régime de Mobutu, les ADF / NALU ont opéré dans une relative liberté, ce qui leur a permis de recruter ouvertement des nouveaux membres et de se ravitailler en nourriture, armes et bien de première nécessité. Ses membres se sont mariés avec des femmes congolaises et ont établi des liens commerciaux avec la population congolaise locale.
Les alliances politiques ont changé, lorsque le régime de Mobutu s’est effondré  à la fin de la première guerre du Congo (1996-1997). L’armée ougandaise a envahi le nord-est du Congo et a commencé à viser les positions ADF / NALU. Sous pression, les ADF / NALU ont accru leur dépendance à l’égard du soutien local. Une partie de leurs troupes a cherché refuge dans le groupement de Bambuba-Kisiki, dans le nord du territoire de Beni, en délocalisant certaines bases des zones où les Nande exercent leurs activités dans des zones administrées par des autorités coutumières Vuba. Ce déplacement a renforcé les liens entre les ADF / NALU, les minorités ethniques de Beni et les politiques Nande.
Mateso Bwanadeke incarne bien cet équilibre. Membre de l’ethnie Vuba, originaire de Kisiki, Mateso était un ami d’Enoch Nyamwisi et membre de son parti DCF / N. Il a appuyé la DCF / N à Bambuba-Kisiki, mais il a également défendu avec acharnement les intérêts de la communauté Vuba, dont les terres étaient de plus en plus achetées par des migrants Nande provenant du territoire de Lubero. Mateso a aidé à intégrer les ADF / NALU à Bambuba-Kisiki et a utilisé ses liens familiaux avec les chefs de zone, pour présenter les ADF / NALU aux chefs Vuba et recruter des troupes. Selon certaines autorités locales, la sœur de Mateso s’est mariée avec un membre de la famille d’Idi Amin, dont certains officiers militaires se sont intégrés dans les ADF. En outre, le fils de Mateso, Winny Bwanadeke, est devenu plus tard le commandant congolais le plus haut gradé des ADF / NALU, tirant parti de ses liens familiaux avec les communautés Vuba et Batalinga pour recruter et recueillir des renseignements.
De même, les habitants du groupement de Bambuba-Kisiki considèrent largement Feza, officier des ADF / NALU, comme ayant des liens familiaux dans leur groupement et le traitent comme un autochtone (Feza est communément décrit comme un membre de la famille de Mateso et de Winny, bien qu’on n’ait pas pu confirmer cette relation). Dans ce contexte, Feza est connu localement comme chef des combattants Vuba dans les ADF.
D’autres commandants ADF / NALU, tels que Braida, se sont également mariés plus tard avec des femmes appartenant aux familles des chefs Vuba.

Les liens sociaux des ADF / NALU avec les différents groupes ethniques de Beni
                                             NALU
fusion
ADF
RUWENZURU
Membres de base
Recrutement
Milice KASINDIËN
Via Enoch Nyamwisi
VUBA
Groupement Bambuba – Kisiki
TANGI
Scteur Beni – Mbau
BAKONDIO
Cousins ougandais des NANDE congolais
Secteur Rwenzori
BAHAMBA
Cousins ougandais des TALINGA Congolais
Chefferie Batalinga

Suite à l’entrelacement de ces relations, de nombreux combattants Vuba ont rejoint les ADF / NALU et les ADF / NALU ont acheté des terrains pour leurs camps auprès des chefs Vuba, tout en collaborant avec eux pour faire le commerce de l’or et du bois.
Ces relations ont fourni des avantages à tous les groupes, permettant aux chefs Vuba de faire recours aux ADF / NALU pour intimider les migrants Nande et aux ADF / NALU de tirer profit des différends locaux.
Les liens sociaux entre les ADF / NALU et les différents groupes ethniques de Beni se sont avérés essentiels pour la survie des ADF / NALU, lui permettant de se remobiliser après les opérations militaires successives menées contre elles. D’autre part, ces liens ont également permis que la communauté majoritaire de Beni, les Nande, maintienne des bonnes relations avec ces minorités qui avaient rejoint les ADF / NALU, notamment les Vuba, Batangi, Batalinga et Bapakombe.

b. La deuxième guerre du Congo (1998-2003)

Pendant la deuxième guerre du Congo (1998-2003), une nouvelle rébellion menée en grande partie par les élites locales Nande est apparue à Beni: le Rassemblement Congolais pour la Démocratie / Kisangani – Mouvement de Libération (RCD / K-ML). Ce mouvement rebelle a été créé en tant que faction dissidente, initialement soutenue par l’Ouganda, du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD). Mbusa Nyamwisi, frère cadet de Enoch Nyamwisi (tué en 1993), en est devenu président en 2000, prenant les rênes du parti en tant que principal leader politique du Grand Nord du Nord Kivu. Le RCD / K-ML était doté d’une branche militaire, l’Armée Populaire du Congo (APC).

i. La collaboration militaire entre le RCD / K-ML et les ADF / NALU

La deuxième guerre constitue un moment difficile pour les ADF / NALU. L’armée ougandaise avait déployé un grand nombre de troupes au Congo. Elle avait lancé l’opération Mountain Sweep contre elles en 1999 et les avait attaquées le long de la frontière entre le Congo et l’Ouganda en 2000.
Pendant ce temps, les relations du RCD / K-ML avec l’Ouganda s’étaient détériorées, ce qui mettait souvent Mbusa Nyamwisi en tension avec le gouvernement de Kampala.
Cette situation a stimulé la collaboration entre le RCD / K-ML et les ADF / NALU. Pendant la rébellion, le RCD / K-ML a fourni des uniformes aux ADF / NALU, afin de les faire apparaître comme une force congolaise aux yeux des troupes ougandaises présentes au Congo. Les deux groupes, le RCD / K-ML et les ADF / NALU avaient établi un camp conjoint à Kikingi (Watalinga), où les ADF / NALU ont formé des combattants de l’Armée Populaire du Congo (APC), branche militaire du RCD / K-ML. Selon les autorités du Parc National des Virunga, au camp de Mwalika aussi il y avait des soldats de l’APC, généralement associés aux ADF / NALU.
La collaboration comprenait aussi certaines opérations conjointes. Un cas s’est produit en 2001, lorsque l’Ouganda avait tenté de fusionner le RCD / K-ML avec un autre groupe rebelle congolais, le Mouvement pour la Libération du Congo (MLC), lui aussi appuyé par l’Ouganda.
Cette fusion aurait donné le dessus au MLC. En réponse, le RCD / K-ML s’est appuyé sur le soutien des ADF / NALU pour attaquer le MLC, l’éloigner de Beni et assurer le contrôle de Mbusa Nyamwisi sur la zone. International Crisis Group a confirmé que, en 2001, le RCD / K-ML avait forgé une «alliance» avec les ADF / NALU.
Les ADF / NALU ont également appuyé le RCD / K-ML dans certaines batailles contre des milices rivales. Pendant la seconde guerre, l’APC a recruté des troupes parmi les membres des ADF / NALU et vice-versa. Certains commandants de l’APC ont affirmé que leurs relations avec les ADF / NALU visaient à infiltrer le groupe, pour en recueillir des informations. Des figures clés du renseignement de l’APC, comme Samuel Birotsho, auraient travaillé à cet égard, tandis que Frank Kakolele Bwambale aurait joué un rôle très important dans l’interface APC – ADF/NALU, notamment en fournissant aux ADF / NALU des uniformes de l’armée nationale.
Quand le RCD / K-ML, à prédominance Nande, a pris le contrôle de Beni, des membres de la communauté Vuba se sont joints à d’autres minorités qui avaient une histoire commune de marginalisation et ont créé une milice, pour s’assurer de leur accès à la terre et à des postes influents dans l’administration (y compris dans les écoles, les églises et les hôpitaux).
Pendant la période de domination du RCD / K-ML à Beni (2000-2003), ces communautés locales minoritaires, dont les Vuba, se considérant elles aussi « originaires » de Beni, ont exercé des pressions sur le RCD / K-ML et ont mobilisé leur milice pour revendiquer leur accès au pouvoir politique qui était désormais monopolisé par les Nande et pour récupérer ces terres que des migrants Nande provenant du territoire voisin de Lubero avaient acquises devenant, dans certains endroits, les majeurs propriétaires fonciers. C’était particulièrement le cas à Bambuba-Kisiki, où des terrains pouvaient être achetés à bas prix.
Même si le RCD / K-ML était dirigé par des Nande, l’opportunisme politique l’emporta sur les agendas ethniques. Pour essayer de surmonter le conflit Vuba / migrants Nande provenant de Lubero, Mbusa Nyamwisi, qui est Nande et qui a grandi principalement dans le territoire de Beni, a adopté la stratégie des alliances opportunistes, entretenant des liens avec les chefs de la communauté Vuba et soutenant l’église protestante d’Oicha, qui est étroitement liée à l’identité ethnique Vuba. Mbusa Nyamwisi a renforcé sa base, en fournissant une formation militaire et des uniformes aux chefs des minorités ethniques de Beni, dont les Vuba, avec lesquelles les ADF / NALU avaient déjà tissé des liens. Un des membres de la milice Vuba rappelle: «les dirigeants qui ont formé le groupe des Vuba étaient de l’APC. Mbusa a formé les membres de ce groupe pour arriver au pouvoir».
Le RCD / K-ML a également formé des réseaux de contrebande avec les autorités locales.
Un commerçant de bois a affirmé: «Pendant la période du RCD / K-ML, j’ai coupé des arbres pour le compte du colonel APC Hilaire Kombi … Pendant cette période, à Bambuba-Kisiki, presque tous les officiers du RCD / K-ML exploitaient le bois».
La contrebande a également renforcé les relations de l’APC avec les ADF / NALU.
Frank Kakolele Bwambale avait acheté des terres à Tchuchubo pour exploiter le bois et, pendant la guerre, il a amené des combattants des ADF / NALU, sous prétexte qu’ils récolteraient du bois dans ses concessions. En réalité, il a contribué à construire des camps des ADF / NALU et, dans le même temps, à ouvrir de réseaux de  contrebande reliant l’APC, les chefs Vuba et les ADF / NALU. Un chef Vuba a déclaré d’avoir personnellement fourni à Kakolele une concession de bois, précisant que «Kakolele y allait avec des hommes armés. Curieusement, cette concession est devenue un camp des ADF / NALU».

c. L’entrelacement des différents réseaux militaires dans la période post-conflit (2003-2010)

Vers la fin de la deuxième guerre du Congo, le RCD / K-ML a changé de stratégie pour s’allier avec le président Joseph Kabila en 2002, au grand dam de ses anciens alliés ougandais. Cette alliance avec Kinshasa a fourni au RCD / K-ML un espace à lui favorable au sein du gouvernement de transition (2003 – 2006). Le RCD / K-ML s’est transformé en parti politique et Mbusa Nyamwisi a été nommé ministre de la Coopération régionale (2003-2006), puis ministre des Affaires étrangères (2007-2010). Plusieurs membres du RCD / K-ML se sont intégrés dans la vie politique du Pays et ont reçu des postes ministériels au sein du gouvernement. Même si le RCD-K / ML était devenu un parti politique, toutefois il conservait sa sphère d’influence militaire et économique.
La réunification politique visait à intégrer les troupes des principaux belligérants dans une armée nationale et des officiers du désormais ex-APC ont obtenu des postes clés dans les services de renseignement militaires. Cependant, certains officiers militaires issus de l’ex-APC, craignant que leur démobilisation ne compromette leurs intérêts économiques et politiques, ont gardé sur place des caches d’armes.
Les commandants de l’ex-APC intégrés dans l’armée nationale ont continué à entretenir des liens avec les groupes armés alliés, les milices et les autorités locales et ils ont pu continuer à fournir leur parrainage à tous ceux qui leur étaient restés fidèles, en les nommant à des postes administratifs, en particulier à la douane de Kasindi, à la frontière avec l’Ouganda, où des agents douaniers favorisaient la contrebande d’armes et munitions. Une étude sur le trafic d’armes a constaté que «un vaste réseau d’officiers issus de l’ex-APC et d’autorités civiles était impliqué dans le trafic d’armes de l’Ouganda vers Beni via Kasindi, même pendant le gouvernement de transition». Selon certains dossiers gardés dans les archives du gouvernement, en 2005, les succursales du bureau des douanes de l’OFIDA à Beni continuaient à collaborer encore ouvertement avec le RCD / K-ML.
Certains chefs locaux ont agi comme intermédiaires pour des commandants ex-APC, en gardant leurs caches d’armes ou en gérant leurs combattants restés sur place à Beni. Un chef local a déclaré sans détour: «les armes que le général ougandais James Kazini avait vendues à Mbusa Nyamwisi, même après la réunification du Pays, étaient passées par moi». La milice des Bapakombe est restée un allié important de l’ex-APC. Comme le décrit une autorité locale, «les officiers ex-APC connaissaient très bien la forêt de Mayangose, qui leur servait de maquis lorsque leur chef était en difficulté».
Nombre d’autres soldats de l’ex-APC étaient restés à Beni. Un officier de l’armée issu de l’ex-APC a déclaré que, «lors de la réunification du Pays, pas tous les membres du RCD / K-ML et de l’APC se sont intégrés dans la vie politique du pays ou dans l’armée nationale. Une partie s’est alliée avec le gouvernement. Une autre partie est restée sur place, en tant que combattants « démobilisés » qui vivaient comme des civils. D’autres étaient des nationalistes qui n’avaient pas accepté de se démobiliser, mais qui restaient dans la ville en tant que miliciens de réserve en ville … Moi-même j’étais un major en réserve. Nous sommes restés dans la ville sans être inquiétés, car tout le gouvernement [de Beni] soutenait le RCD-K / ML». Certains membres de l’APC ont continué à être des combattants actifs en dehors de l’armée. Le bureau de la MONUSCO de Beni a observé que, pendant le gouvernement de transition, certains ex-APC étaient restés actifs dans la vallée de Semuliki. Comme l’a expliqué un ex-APC, «au moment du brassage, certains soldats de l’ex-APC n’ont pas quitté [la forêt]. Il y restait un bataillon et une brigade». Une décennie plus tard, la MONUSCO notait que, à Beni, quelque 1.000 combattants de l’ex-APC constituaient encore une source d’insécurité persistante. International Crisis Group aussi a noté que, pendant le gouvernement de transition, «Nyamwisi conservait le contrôle sur ses troupes dans la région de Beni-Lubero, près de la frontière ougandaise».
Des chaînes de commandement parallèles reliaient les ex-APC intégrés dans l’armée nationale avec ceux qui ne s’y étaient pas intégrés . Certains officiers de l’ex-APC intégrés dans l’armée nationale et restés à Beni, comme Samuel Birotsho, ont gardé des contacts avec les combattants «démobilisés». Un officier de l’armée issu de l’ex-APC a déclaré: «Lors de la réunification du pays, j’ai opté pour la démobilisation. Mais j’ai continué à travailler sous une autre forme … Birotsho a continué à m’utiliser pour les services des renseignements, compte tenu de mon expérience. Certains commandants des ADF, comme Feza et Baluku, ont travaillé avec moi». Comme indiqué par cette citation, pour préserver sa sphère d’influence sur le territoire, l’ex-APC s’est tourné vers les ADF.

i. Les relations de l’ex-APC avec les ADF / NALU

La deuxième guerre congolaise (1998 – 2003) avait affaibli les ADF / NALU. Les opérations militaires ougandaises avaient réduit le groupe à seulement quelques centaines de combattants et l’organisation avait perdu sa capacité de pénétrer en Ouganda. Les ADF / NALU sont passées d’une organisation résolue à prendre le pouvoir en Ouganda à une organisation tournée vers sa propre survie en RD Congo, profondément impliquée dans les trafiques commerciaux de contrebande et régie par une version radicale de l’islam, capable de maintenir certains codes de comportement à l’intérieur de ses camps. Selon un ancien commandant, «en 2003, les ADF ont réalisé que, [contre le gouvernement ougandais], elles étaient en train de mener une bataille perdue. Elles ont donc commencé à combattre au nom de la jihad». Toutefois, alors que les ADF / NALU cherchaient à se réorganiser, elles l’ont fait principalement par le recrutement de combattants congolais, ce qui a transformé la composition démographique du groupe qui, en 2007, comptait presque 60% de combattants congolais. À la mort du chef Yusuf Kabanda, Musa Baluku a pris la relève en tant que commandant militaire sur le terrain, toujours sous l’autorité de Jamil Mukulu qui, souvent, était à l’étranger.
À propos des relations entre les ex-APC et les ADF après la fin de la deuxième guerre congolaise, un membre de l’ex-APC a expliqué: «Plusieurs combattants de l’ex-APC furent envoyés dans un camp des ADF. Il s’agissait d’une mesure stratégique de formation, en vue de la création d’un nouveau groupe». Les ADF les avaient acceptés dans leur groupe, mais avec l’objectif d’avoir une branche congolaise.
Le commandant supérieur des ADF, Winny, a rappelé d’avoir travaillé avec des combattants de l’ex-APC en 2004 et a déclaré que, à la fin de la guerre, Mbusa Nyamwisi leur avait laissé des armes En décembre 2005, l’armée congolaise et la Monusco ont lancé,  pour la première fois, des opérations conjointes (Keba I) contre les ADF, les chassant en grande partie de leurs camps situés sur les montagnes du Ruwenzori et les forçant à traverser la rivière Semliki et à se retirer vers Eringeti. Des observateurs militaires des Nations Unies ont noté que, pendant cette opération militaire, les ADF / NALU s’étaient divisées en deux groupes, les Ougandais et les Congolais.
Les relations de l’ex-APC avec les ADF / NALU ont été conditionnées par la politique nationale aussi. Lors des élections de 2006, Mbusa Nyamwisi s’était présenté comme candidat aux présidentielles, mais sans succès. Cet échec électoral a emmené plusieurs militaires issus de l’ex- APC à quitter l’armée dans laquelle ils avaient été intégrés. Le Groupe d’experts de l’Onu a constaté que, au cours de cette période, de nombreux « combattants ont été envoyés dans un camp des ADF / NALU situé dans la forêt près de Mwalika par leurs chefs Antipas Mbusa Nyamwisi et le général Frank Kakolele Bwambale. Un haut fonctionnaire de l’ONU, travaillant à Beni à l’époque, a également observé que certains ex-APC qui ne s’étaient pas intégrés dans l’armée se «camouflaient» en tant que ADF / NALU.
Encore aujourd’hui, des commandants de l’armée issus de l’ex-APC se souviennent de cette période post-conflit avec des déclarations telles que «j’étais un ex-APC et je faisais aussi partie des ADF». Des officiers et combattants de l’ex-APC ont déclaré qu’ils entretenaient des relations avec des officiers des ADF, tels que Baluku et Feza (actuellement chef principal du groupe des ADF et commandant des opérations respectivement).
Malgré son échec aux élections de 2006, Mbusa Nyamwisi était devenu ministre des Affaires étrangères en 2007. Au moins trois sources différentes – un combattant de l’ex-APC, un cadre du RCD / K-ML et un commandant des FARDC – ont déclaré que Mbusa Nyamwisi a aidé à renforcer les relations de l’ex-APC avec les ADF /NALU à partir de son rôle de ministre.
Beaucoup de gens affirment que Mbusa Nyamwisi est toujours resté en contact avec les ADF, cependant on n’a pas pu trouver aucune preuve directe pour soutenir ou infirmer cette affirmation.
Les relations de l’ex-APC avec les ADF / NALU se sont étendues au trafic commercial. Comme Romkema l’a constaté en 2007, «l’exploitation illégale des ressources minérales dans la région de Beni-Butembo et dans certaines parties du sud de l’Ituri a été l’objet d’une étroite collaboration entre hommes d’affaires locaux, anciens dirigeants du RCD / K-ML et rebelles ougandais des ADF».
En 2007, la branche NALU des ADF / NALU signa un accord de démobilisation avec Kampala, et Jamil Mukulu devint le principal leader du groupe. Les ADF ont entamé des négociations avec Kampala, mais l’émergence de la rébellion du Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP) dans l’est du Congo a bloqué les pourparlers.
Les ADF furent ultérieurement affaiblies car, dans les opérations militaires menées contre elles, l’armée ougandaise commença à utiliser des anciens officiers de la NALU.

ii. L’attaque conjointe de Nyaleke (avril 2010): ex-APC, milice Mayangose et ADF

Avant les élections nationales de 2011, Mbusa Nyamwisi avait quitté la coalition gouvernementale du président Kabila et il avait rejoint l’opposition politique.
Comme lors du cycle électoral de 2006, le RCD / K-ML mena une vaste campagne de défections de l’armée nationale. Un officier de l’armée issu de l’ex-APC a raconté: «Avant les élections gouvernementales de 2011, le RCD / K-ML a appelé les militaires issus de l’ex-APC à déserter l’armée dans laquelle ils avaient été précédemment intégrés».
L’insécurité à Beni était augmentée en avril 2010, suite à une réunion organisée à Kampala et à laquelle des dirigeants du RCD / K-ML auraient participé, pour planifier une nouvelle rébellion.
Dans ce contexte, l’attaque contre la base militaire de Nyaleke, en avril 2010, illustre la persistance des relations entre les réseaux de l’ex-APC, les milices locales et les ADF. Elle montre aussi que les principaux éléments des massacres à venir – tels que les groupes mixtes de combattants et les relations avec de mystérieux collaborateurs – étaient déjà définis.
Dans l’attaque de Nyaleke, environ 26 personnes furent tuées, dont des femmes, des enfants et des gardes du parc national des Virunga. Deux officiers de l’armée issus de l’ex-APC (Kakolele et Birotsho) intégrés dans les FARDC ont fourni un appui en coulisses, tandis que un ex officier de l’APC (Kava wa Seli) a fourni une collaboration visible, demandant la collaboration des Mai-Mai Mayangose (la milice du chef allié, Mbonguma Kitobi) et l’appui des ADF.
L’ancien capitaine de l’APC, Kava wa Seli, qui dirigeait à l’époque la Force Œcuménique pour la Libération du Congo (FOLC), a pris contact avec les Mai-Mai Mayangose, la milice de Mbonguma Kitobi. C’est ainsi que ces derniers ont fourni une partie des forces qui ont mené l’attaque de Nyaleke. Mbonguma a précisé: «nous avons fourni des troupes aux combattants de Seli, en échange de promesses d’élargir notre accès à la terre dans le parc national des Virunga».
L’attaque révèle également l’intégration d’un certain Adrian Loni dans les réseaux armés de Beni. Collaborateur de longue date des anciens officiers de l’APC, Adrian serait une figure charnière mais énigmatique des meurtres postérieurs.
Des officiers de l’armée issus de l’ex-APC, dont Samuel Birotsho et Bwambale Kakolele, étaient des collaborateurs permanents d’Adrian et appuyaient la milice Mayangose en lui fournissant les armes pour l’attaque. Opérant sous le pseudonyme de « Yesse » (ou « Lesse »), Adrian avait passé trois jours à Nyaleke avant l’attaque, se faisant passer pour un élément des FARDC membre du bureau du renseignement militaire de Birotsho, mais agissant comme «éclaireur» pour les assaillants. Adrian a travaillé directement avec les chefs et les commandants de la milice Mayangose, qui a collaboré avec les troupes de Kava wa Seli pour mener l’attaque. International Crisis Group rapporte que les ADF aussi ont participé à l’attaque de Nyaleke. Une confluence similaire d’acteurs et de groupes armés sera constatée dans les massacres de Beni trois ans plus tard.

iii. L’utilisation du logo «ADF»

En 2010, les réseaux de l’ex-APC et les milices locales leur alliées ont tout fait pour cacher leur identité. Une stratégie consistait à utiliser les «ADF» comme couverture pour leurs activités.
Dans la ville de Beni, des membres du FOLC et des commandants de la milice Mayangose ​​avaient diffusé un tract de menace que la MONUSCO a par la suite récupéré. Au lieu de le signer au nom d’un groupe armé congolais (comme le FOLC ou les Mai-Mai Mayangose), les ex-APC et les combattants des milices locales l’avaient signé sous le pseudonyme de « Armée [ADF] NALU dans le territoire de Beni ». Toutefois, le logo « ADF » cachait aussi un élément de vérité: avant l’attaque de Nyaleke, Mbonguma et un sous-chef de localité avaient échangé des armes et des fournitures avec les ADF et furent arrêtés pour cela.
Un frère de Mbusa Nyamwisi, Edouard Batotsi Nyamwisi, avait aidé à organiser une campagne de recrutement pour le RCD / K-ML, tirant parti de sa position de chef du secteur Ruwenzori. Comme expliqué par un collaborateur des ADF, «Edouard Nyamwisi et le RCD / K-ML avaient constaté d’avoir perdu des postes au gouvernement et voulaient déclencher une nouvelle guerre … mais ils utilisaient le nom de « NALU », pas leur propre nom, car ils ne voulaient pas être reconnus. S’ils avaient déclaré leur vrai nom, il aurait été beaucoup plus facile de découvrir leurs activités».
Un autre combattant a déclaré avoir agi, à ce moment-là, en tant que «intermédiaire» entre l’ancien officier des APC Kava wa Seli, Edouard Nyamwisi et les ADF. L’objectif, a-t-il déclaré, était de «créer une nouvelle rébellion du [RCD] K-ML».

iv. La rhétorique de recrutement de l’ex-APC

Les activités de recrutement se sont intensifiées suite à certaines craintes persistantes dues au fait que les autochtones de Beni avaient perdu toute influence politique, à une époque où le RCD / K-ML avait perdu beaucoup de postes politiques, administratifs et militaires.
Comme l’a expliqué un ancien officier de l’APC: «on avait constaté que presque tous les postes administratifs étaient occupés par des non-autochtones et on a créé une milice». Un document de recrutement diffusé en mai 2010 à Beni présente ainsi la situation: «Les enfants [autochtones] de Beni n’occupent même pas 10% des postes de responsabilité dans les bureaux et agences de l’État. Dans notre propre ville, nous ne pouvons tolérer de telles bêtises. Nulle part dans ce pays les autochtones sont si minimisés dans leur propre fief. Les Nande n’occupent aucun poste de direction dans les entreprises d’État dans leur propre région. On cite: OGEFREM, SONAS, INSS, BCDC, FARDC, PNC, DGI, OCC, D [GRAD], ANR, RVA, DGDA, DGRNK, FPI, OFFICE DES ROUTES, TITRES IMMOBLIERS, TRANSCOM, TOURISME, TRIPAIX, PARQUET, AUDITORAT ET AUTRES. La liste n’est pas exhaustive. Chers frères et sœurs, il est temps d’agir, de se libérer».
Au sein de l’ex-APC on remarque une attitude de duplicité: d’une part, il dit travailler pour le compte des «enfants du milieu» et des «autochtones de Beni» et, d’autre part, il agit sous le label des «ADF».

v. L’opération « Safisha Ruwenzori »

Tout juste au moment où cette nouvelle campagne de recrutement prenait de l’ampleur, en juin 2010, les FARDC lançaient l’opération Safisha Ruwenzori (swahili, nettoyer les Ruwenzori) contre les ADF. Au cours de cette opération, l’armée a démantelé plusieurs camps des ADF, affaiblissant leurs voies d’approvisionnement, mais provocant des contre-attaques qui furent attribuées aux  ADF. Les relations des ADF avec les communautés locales s’étaient dégradées, car certains civils avaient collaboré avec les FARDC comme éclaireurs, ce qui avait provoqué des représailles contre les populations civiles.
D’autres sources suggèrent que l’opération Ruwenzori avait des objectifs plus larges, notamment  celui de réprimer la remobilisation du RCD / K-ML et de ses alliés entamée pendant les mois précédents.
Les services de renseignement des Nations Unies décrivent l’opération Ruwenzori comme «une démonstration de force avant les élections présidentielles congolaises», coïncidant avec la candidature présidentielle de Mbusa Nyamwisi.
International Crisis Group décrit l’opération Ruwenzori comme une réponse à «l’attaque conjointe» menée par les milices locales et les ADF sur Nyaleke quelques semaines auparavant.

3. LES MASSACRES DE BENI DEPUIS 2013 À 2016

a. Aperçu général

Certains aspects des violences commises sur le territoire de Beni sont relativement clairs: combien de personnes ont été tuées, où et quand. Il est beaucoup plus difficile d’en identifier les auteurs et d’en comprendre les motivations.
Une première série d’enlèvements et de massacres a eu lieu entre 2010 et 2013.
Les tueries qui ont commencé dans le territoire de Beni en octobre 2014 constituent la deuxième vague des violences. Cette vague a été la plus brutale que cette région a vu dans son histoire récente. Entre octobre 2014 et décembre 2016, plus de 800 personnes ont été tuées et 180.000 déplacées. Les massacres les plus importants se sont produits vers la fin de 2014 et la fréquence des massacres a culminé au début de 2015. Au cours de cette période, les cibles des attaques se sont légèrement déplacées des civils vers les installations militaires. Les assaillants ont utilisé surtout des machettes et des armes blanches, bien que certains aient également utilisé des armes à feu. Les victimes ont souvent été ligotées avant d’être tuées.
En janvier 2014, l’armée congolaise, soutenue par la Mission de l’ONU (MONUSCO), avait lancé une grande offensive contre les ADF, connue sous le nom de Opération Sukola I. Les ADF et les FARDC ont subi des centaines de victimes. Toutefois, l’offensive poussa les ADF hors de leurs bastions, situés de longue date dans les contreforts du Ruwenzori et dans la vallée de Semliki.
Jamil Mukulu, le commandant des ADF, quitta le pays. Le groupe s’était enfui dans des directions différentes et nombre de ses membres sont morts de faim dans le Parc National des Virunga.
Du côté de l’armée congolaise, les deux premiers commandants de Sukola I ont été tués, tous deux dans des circonstances mystérieuses, ce qui a conduit à la nomination du général Muhindo Akili Mundos à la tête des opérations fin août 2014. Sous le commandement du général Mundos, les opérations contre le ADF furent quasiment suspendues et une nouvelle vague de massacres a commencé. Les massacres se sont ensuite répandus vers le nord, notamment vers le groupement Bambuba-Kisiki. Les attaques se sont concentrées le long de la route nationale n. 4, qui mène de la ville de Beni à la province de l’Ituri. Alors que les tueries se poursuivaient, les habitants fuyaient de leurs maisons, laissant les villages le long de la route, au nord d’Oicha, largement vides.
Vers mi-2015, à la suite des soupçons concernant son implication dans les attaques, le général Mundos fut transféré de Beni à Mambasa, en Ituri. Certaines de ses troupes furent déplacées à Komanda, juste au nord de Beni, où des grands camps de personnes déplacées du territoire de Beni s’étaient formés. Le général Marcel Mbangu Mashita prit la tête de l’opération Sukola I en juin 2015. Depuis le transfert de Mundos, les violences étaient devenues plus sporadiques et moins meurtrières.
La séquence des événements entre 2013 et 2016 est relativement claire. Les protagonistes, cependant, restent enveloppés dans le mystère. Cela est inhabituel pour l’est du Congo, où les chercheurs ont été généralement en mesure d’identifier les principaux auteurs des différents épisodes de violence. Il est clair que les acteurs armés de Beni et de ses alentours ont investi des ressources substantielles, pour dissimuler leurs actions et créer des distractions.
Plusieurs sont les causes qui ont donné origine à cette situation de ambiguïté, confusion et manque de clarté. Les auteurs matériels des massacres avaient peur des représailles s’ils osaient diffuser des informations sur leurs groupes armés. Les témoins oculaires avaient du mal à identifier les auteurs des violences, car ceux-ci portaient presque toujours les uniformes de leurs rivaux pour détourner l’attention. Il s’agissait souvent d’uniformes militaires des FARDC ou d’habits caractéristiques de l’islam. D’autres faisaient usage de simples uniformes de camouflage, utilisées aussi par d’autres groupes armés. Enfin, les assaillants parlaient plusieurs langues, dont le kiswahili, le kinyarwanda, le lingala, le kinande et plusieurs autres.

b. Le rôle des ADF au sein d’un vaste réseau de coalitions atypiques

Le gouvernement congolais a, pour la plupart, attribué les massacres de Beni aux ADF. La communauté internationale aussi a généralement adopté cette version. Dans ce contexte, on a souvent interprété ces tueries comme une tentative des ADF pour alléger la pression de l’armée sur leurs camps, l’obligeant à concentrer son action dans les centres habités pour protéger la population locale et la poussant, de telle façon, vers des localités éloignées de leur camps.
Certainement, les ADF ont joué un rôle important dans le conflit, en participant dès le début au tueries, pour intimider les civils et les empêcher de collaborer avec les FARDC. Toutefois, si l’on concentre l’attention exclusivement sur les ADF, on ne parvient pas à comprendre comment elles auraient été en mesure d’accomplir, à elles seules, tous les massacres constatés, ni à expliquer les aspects les plus déroutants des violences. Un focus exclusif sur les ADF risque de faire oublier que ce groupe armé ougandais était arrivé dans l’est du Congo depuis 1995 et qu’il a tissé des liens très étroits avec des groupes armés locaux. Ce focus ignorerait également  une vaste quantité de preuves (rapports du gouvernement congolais, de la société civile et des Nations Unies) relatives à la participation, dans les massacres, d’une grande variété d’acteurs.
En effet, un des premiers rapports de l’ONU sur les massacres de Beni avait remarqué que des milices locales opéraient et tuaient « sous l’étiquette des ADF ». Un autre rapport des renseignements des Nations Unies avait identifié un «nouveau réseau de différents groupe armés composé de combattants de l’ex-APC démobilisés, d’Ougandais, d’anciens M23, de Tutsi et de combattants locaux qui étaient différents des ADF, mais qui opéraient en collaboration avec elles».
D’autres rapports de l’ONU ont souligné les liens des ADF avec des groupes armés locaux, décrivant les ADF comme « le principal fournisseur  » ou « l’accès facilité aux fournitures de guerre » pour certains groupes Mayi Mayi congolais. Ces documents ont révélé l’existence de relations entre les ADF et des politiciens congolais de l’opposition (Nyamwisi) et l’organisation de réunions entre des commandants de l’ex-APC, de l’ex-M23 et des ADF, pour élaborer une « stratégie  commune ».
Une enquête parlementaire congolaise aussi a évoqué l’implication de certains officiers de l’armée nationale dans l’organisation  des attaques et des massacres.
Ces rapports aident à attirer l’attention sur la nécessité d’identifier l’ensemble des acteurs qui ont pu participer aux massacres et d’examiner les relations existantes entre eux. Les tueurs provenaient de différents milieux linguistiques et il y avait une forte présence de personnes parlant le kinyarwanda, ce qui indique l’existence d’un réseau de coalitions atypiques. Il faut donc tenir compte de la composition mixte de ces escadrons chargés des tueries et chercher les causes qui ont conduit à leur formation à partir de groupes parfois concurrents. On doit aussi tenir compte du temps où les attaques ont eu lieu, étant donné qu’ils sont éclatés lorsque la pression des FARDC contre les ADF avait diminué. Enfin, il est tout à fait nécessaire vérifier les allégations sur la participation active de certains officiers des FARDC dans l’organisation des massacres et en chercher les causes et les motivations.

c. Les responsables des tueries

Alors que les ADF ont participé à des nombreux massacres, il est clair que plusieurs autres réseaux d’acteurs étaient également impliqués, parfois collaborant et parfois se faisant concurrence.
Les recherches révèlent que les massacres commencés en 2013 ont été perpétrés par des groupes mixtes de combattants et non par des groupes singuliers et unitaires ayant des programmes politiques. Ces groupes mixtes (réseaux) comprenaient l’ex APC, les milices locales (à savoir, les Maï-Maï Mayangose ​​et la milice Vuba), des combattants rwandophones et les ADF. Il y avait également des officiers des FARDC de l’opération Sukola I, qui ont souvent facilité le déplacement des agresseurs et, dans certains cas, organisé les tueries. Les relations entre ces différents groupes n’impliquaient pas nécessairement une coordination entre eux, mais une interaction étroite pour des fins individuellement opportunistes.
À un moment donné, entre mi et fin de 2014, les forces gouvernementales ont pu pénétrer dans ces réseaux qui organisaient les attaques. Au lieu de traduire les coupables en justice, les FARDC ont coopté ces réseaux et poursuivi les violences. Toutes les parties ont profité de la possibilité de jeter la responsabilité des violences sur une organisation islamiste étrangère, les ADF notamment.
Toutefois, il est extrêmement difficile d’identifier définitivement les chefs de ces réseaux et d’établir clairement les responsabilités, surtout en l’absence presque totale d’enquêtes judiciaires.
Les acteurs se diversifiaient en fonction de leurs différents rôles dans les tueries. Il y avait des «premiers moteurs» qui ont initié les tueries et des «seconds moteurs» qui ont organisé des massacres en réponse à ceux perpétrés par les premiers moteurs. Il y avait les mandataires qui ont donné le mot d’ordre pour les attaques et les combattants de base qui les ont exécutées. Les premiers et les seconds ont fait recours à des nouvelles recrues et à des intermédiaires locaux, aggravant l’opacité des violences. Dans ce contexte, les ADF se sont révélées comme un acteur profondément ancré dans ce réseau de relations entre groupes armés locaux, plutôt qu’un acteur distant et étranger.

i. Les « premiers moteurs »

Les recherches ont démontré que les origines des massacres ne provenaient pas simplement d’une réaction des ADF au déclanchement de l’opération militaire Sukola I, comme cela a été souvent suggéré, mais aussi de l’initiative de certains groupes armés qui, entre 2012 et 2013, à Beni, s’étaient mobilisés au cours de la période de la rébellion du Mouvement du 23 mars (M23). L’idée des massacres était venue, au moins partiellement, de certains officiers de l’armée issus de l’ex-APC qui, à cette époque, après avoir déserté l’armée, avaient cherché des nouveaux moyens pour sauvegarder leur influence dans le Grand Nord du Nord Kivu.
Le RCD / K-ML s’était transformé en parti politique en 2003, sous le gouvernement de transition mais, sur place, un réseau d’officiers et de combattants de l’ex-APC restait encore actif. À partir de 2006, ce réseau avait lancé une mobilisation générale pour contester le pouvoir économique et politique dans la région, tout en restant étroitement intégré au trafic économique local. Parmi les personnes impliquées dans les préparatifs des violences, il y avait Frank Kakolele Bwambale, Adrian Loni (son collaborateur de longue date) et Edouard Nyamwisi, en collaboration avec les ADF.
De toute évidence, pas tous les officiers et combattants de l’ex-APC étaient membres du groupe dénommé «ex-APC». L’utilisation de ce terme n’implique pas que tous les anciens dirigeants de l’APC et du RCD / K-ML aient été membres de ce groupe et responsables de ses actions. L’ex-APC avait pour objectif celui de renforcer son influence sur les affaires politiques et économiques de Beni, telles que les nominations des cadres de l’administration et l’activité commerciale.
L’ex-APC vantait des liens réels ou imaginaires avec l’ancien chef du RCD / K-ML, Mbusa Nyamwisi. Certains combattants encore actifs pendant la période des tueries ont déclaré leur loyauté envers Mbusa Nyamwisi, bien que la nature de ces liens ne soit pas claire. On n’a pas pu confirmer les allégations selon lesquelles Mbusa Nyamwisi était personnellement impliqué dans cette mobilisation. Mbusa lui-même a affirmé que ces officiers de l’ex-APC travaillaient partout pour le gouvernement de Kinshasa.
Les ex-APC collaboraient avec d’autres groupes armés et, en particulier, avec les ADF. Les premiers massacres de 2013 avaient été perpétrés par des groupes mixtes composés par des combattants de l’ex-APC et des membres des ADF. Les deux groupes utilisaient des chaînes de recrutement conjointes, ils menaient des attaques et organisaient des massacres ensemble et, parfois, ils vivaient ensemble dans les mêmes camps. Les promoteurs des premiers massacres étaient les ex-APC, mais les ADF aussi avaient leurs intérêts: préserver leurs intérêts commerciaux et se venger des FARDC.
Déjà lors des premières violences de 2013, on avait constaté la présence de rwandophones. Une explication possible de leur implication provient d’une éventuelle présence, à cette époque-là, de liens entre les troupes de l’ex-APC et celles du M23. D’autres sources issues de l’ex-APC mentionnent la présence, à Beni, de rwandophones qui, provenant du Petit Nord du Nord Kivu, avaient participé aux violences de décembre 2013. Ils auraient été des exécuteurs, plutôt que des décideurs des tueries.
Un dernier groupe de combattants provenait des autorités locales et des milices alliées, sur lesquelles les officiers de l’ex-APC comptaient souvent, pour recruter des nouveaux combattants et obtenir des armes. Les commandants de l’ex-APC s’étaient notamment appuyés sur la milice Maï-Maï Mayangose pour organiser des groupes armés en 2013 et mener les premières attaques de 2014.
Les Maï-Maï Mayangose, basés dans la localité de Boikene dans la périphérie de la ville de Beni, initialement étaient une milice d’agriculteurs née pendant la deuxième guerre du Congo, pour exiger leur accès aux terres agricoles du Parc National des Virunga mais, vers 2009, le chef Mbonguma Kitobi prit le relais et s’écarta de ces objectifs originaux. Depuis cette époque-là, le groupe de Mbonguma a travaillé en étroite collaboration avec des officiers de l’ex-APC et avec les ADF. Pour ses activités, la milice utilisait parfois les dénominations «ADF» ou «NALU» comme pseudonyme. Une deuxième milice était composée par des combattants provenant du groupe minoritaire Vuba (ou Bambuba), du groupement Bambuba-Kisiki. Cette milice opérait en collaboration avec les ADF et souvent avec la milice Mayangose, dans le but de rétablir l’accès des populations autochtones à la terre et d’obtenir la diminution des taxes.

ii. Les « seconds moteurs »

Les réseaux progouvernementaux au sein de l’armée nationale, en particulier la 31ème brigade de l’opération Sukola I, ont agi en tant que «seconds moteurs» des massacres.
Il est prouvé que la direction des FARDC pour Sukola I a coopté des groupes préexistants, dans le but potentiel d’affaiblir les réseaux adversaires qui, selon elle, étaient responsables des tueries en cours. Au lieu de mettre fin aux violences, cette approche a alimenté des nouveaux massacres.
Les figures clés de cette stratégie étaient des commandants des FARDC au sein de l’opération Sukola I qui avaient acquis une certaine importance lorsque le général Mundos prit le commandement de l’opération en août 2014. Mundos et d’autres commandants de Sukola I ont recruté des nouveaux combattants pour organiser d’autres tueries. Pour le faire, des officiers de Sukola I ont rencontré des chefs locaux à Beni et ont sollicité la collaboration des ADF.
S’il est difficile de connaître la pensée exacte des décideurs, des sources proches d’eux ont affirmé que la direction de Sukola I était plus déterminée à neutraliser l’opposition politique que de mettre fin aux violences.
Après l’affaiblissement de sa capacité de mobilisation et pour garder le contrôle sur le territoire, l’ex APC avait adopté une nouvelle stratégie, celle de la lutte armée, y compris les massacres des civils.
Certains commandants de l’opération Sukola I avaient pris connaissance de ces plans et, naturellement, ont organisé une contrattaque. Les commandants de Sukola I ont contacté des autorités coutumières et des commandants des milices dirigées par des ancien commandants de l’APC et ils ont utilisé leurs combattants pour commettre des meurtres et puis arrêter leurs anciens collaborateurs pour les attaques perpétrées.
Alors que Mundos assumait la direction de Sukola I, les nominations au sein de cette opération suggèrent que Kinshasa visait à infiltrer les réseaux de l’ex-APC et de ses alliés. Adrian Loni (alias «Muhumuza» ou «Yesse») était un facilitateur important de cette stratégie. Adrian fut présenté à l’APC pendant la seconde guerre du Congo et il avait entretenu des relations étroites avec des nombreux commandants de l’ex-APC et avec des chefs coutumiers leurs alliés. Adrian fut nommé lieutenant-colonel dans l’opération Sukola I, grâce à ses relations avec le gouvernement congolais. De ce poste, il a organisé plusieurs massacres.
Pareillement, un autre officier de l’ex-APC étroitement impliqué dans des groupes armés et dans des enlèvements en 2013-2014, Muhindo Charles Lwanga, avait été nommé dans l’opération Sukola I, tout en entretenant des liens avec des combattants locaux impliqués dans des tueries.
Lorsque Mundos fut éloigné de Beni à la mi-2015, le colonel «Tipi Ziro Ziro» facilita des attaques, en collaboration avec des autorités et des combattants Vuba.
Les violences de Bambuba-Kisiki ont eu lieu, au moins en partie, dans un contexte ethnique, pour rétablir le contrôle des Vuba sur les migrants Nande.
Les officiers de Sukola I impliqués dans des tueries ont également facilité l’entrée de Rwandophones dans la région.
Les ADF sont restées actives sur ces réseaux, en collaborant avec les acteurs armés locaux à différents moments, pour chercher profit de tous les côtés. C’est dans ce contexte que des officiers des ADF, dont Feza, Baluku et Braida, ont participé à l’organisation et à la réalisation de nombreuses attaques.

[1] Cf http://congoresearchgroup.org/new-crg-investigative-report-mass-killings-in-beni-territory/?lang=fr