LA BALKANISATION DE LA R.D.CONGO

 

Par Guy De Boeck  Un dossier de Dialogue, Juillet 2011[1]

Le mot «balkanisation» est employé assez fréquemment par certains commentateurs de l’actualité, africaine en général et congolaise en particulier, pour qualifier des plans ou des intentions dont le point commun est la mainmise économique – appuyée plus ou moins par une mainmise politique – sur des zones intéressantes du continent africain, au détriment de l’état censé y exercer sa souveraineté. Dans sa version la plus élaborée, le discours sur la «balkanisation du Congo» dénonce l’existence d’un véritable plan concerté entre les puissances économiques dominantes du monde, d’après lequel, derrière la face apparente de l’histoire, se déroulerait inexorablement un plan jalonné par les dates d’un «agenda caché».

 

Le mot est-il bien choisi?

Le mot balkanisation rentre finalement de façon durable dans le vocabulaire politique après l’adoption des traités consécutifs à la Première Guerre mondiale, pour désigner le processus de morcellement d’unités politiques et géographiques d’une certaine étendue, qui existaient auparavant, en une multitude d’États plus petits, à la viabilité plus ou moins précaire, afin de profiter des divisions ainsi créées pour en diminuer la puissance et les manipuler.

Affaiblissement et manipulation se font à l’aide d’un seul et même levier: susciter et encourager particularismes et micro-nationalismes pour découper un grand ensemble en de multiples ensembles plus petits, mais ayant chacun tous les attributs d’un état.

Il faut souligner que la balkanisation, au sens premier et telle qu’elle fut pratiquée dans les contrées balkaniques et plus généralement dans l’Est européen, crée certes des désordres, des guerres et facilite toutes sortes de manipulations, mais que, même créatrice de maint désordre, elle n’est pas synonyme d’anarchie. Celle-ci, en effet, signifie l’absence d’autorité, le manque d’état.

Or, dans la balkanisation, puisque l’on crée, là où il n’y avait qu’un état (en général déjà pas bien grand), une mosaïque de mini-états, il y a donc prolifération d’états, d’autorités et même concurrence et conflits violents entre eux. Chacune des pièces du « puzzle » découlant du découpage se dotera autant que possible des attributs de l’état: drapeau, gouvernement, monnaie, administration, armée. Il y aurait donc plutôt une surabondance d’états qu’un manque. Les ennuis des habitants de zones contestées viendront fondamentalement de ce que deux états (ou plus !) prétendent exercer leur autorité sur eux et recourent à la force pour imposer leur point de vue.

Certains faits qui se produisent dans le contexte africain dit de «balkanisation» présentent les caractéristiques décrites. Mais il s’agit surtout des tentatives de Sécession qui, parmi les causes de trouble en Afrique, sont en fait très minoritaires.

 

Les «éléphants malades»

Soit concurremment avec la balkanisation, soit un peu auparavant, les puissances occidentales usèrent d’une autre technique pour dépecer les empires qui se portaient mal (Turquie, Chine).

Cette autre méthode consistait à amputer les «éléphants malades», non plus d’entités territoriales pour des raisons ethniques, mais bien de secteurs économiques entiers, sous des prétextes à la fois financiers et techniques. Cela mérite une attention spéciale, du fait de l’extrême modernité de cette méthode. En en lisant une description, on croirait prendre connaissance de faits actuels, à ceci près que les acteurs étrangers y sont alors des banquiers et des pays précis et non, comme aujourd’hui, des organismes internationaux dépendant de l’ONU et les institutions de Bretton-Woods.

Le schéma est à peu près celui-ci. Un «éléphant malade» s’endette à l’extérieur, c’est-à-dire auprès de banques européennes. Bien sûr, ce recours au crédit est en partie dépensé à d’inutiles dépenses somptuaires, mais il est souvent consacré pour une part à des choses réellement utiles, comme l’éducation et la création d’écoles, le développement d’une infrastructure moderne de transport et l’équipement d’une armée adaptée à la guerre contemporaine.

Vient le jour où «l’éléphant» se trouve dans l’incapacité d’honorer les créances de sa dette. Pas de panique! En tous cas pas pour le banquier, qui est bien sûr de mèche avec son gouvernement et qui lorgne tel ou tel secteur de l’économie du «malade». Un accord «amiable» est alors conclu entre «l’éléphant» (qui n’a pas le choix, ayant le couteau sur la gorge), la banque et le gouvernement du pays de celle-ci. Cet accord stipule qu’un certain secteur économique (ex: la perception des impôts, l’exploitation de certaines mines ou autres produits, la construction et l’exploitation des chemins de fer, la perception des douanes et accises…), sera désormais assurée sur le plan technique, au nom de «l’éléphant malade», par des fonctionnaires du pays européen. Cette opération peut se répéter plusieurs fois et, dans certains cas, aboutit finalement à la colonisation pure et simple, ou à la situation de protectorat, qui n’est au fond qu’une colonisation moins humiliante pour le colonisé, dans la mesure où il conserve sur le papier une souveraineté… dont le colonisateur exerce à sa place tous les attributs. Comme on le voit, la balkanisation et la tactique de «l’éléphant malade» peuvent s’employer simultanément. Une fois affaibli par le détournement, au profit de caisses extérieures, du plus clair de ses ressources, l’état «malade» est hors d’état de se défendre contre des menées soit coloniales, soit divisionnistes.

 

Les temps changent

L’on est passé d’un monde où la souveraineté nationale était quasiment un tabou, même s’il y avait de manière presque incessante de grandes conférences internationales sur toutes les questions d’intérêt planétaire, à un univers où les organisations internationales (mondiales ou régionales) occupent une place prépondérante.

Les organismes internationaux, depuis les unions régionales, comme l’UE, jusqu’à l’ONU, sont des machines bureaucratiques et technocratiques où les rapports de force sont «verrouillés» au profit de certaines puissances et, surtout, aux intérêts d’argent qui se cachent derrière leurs gouvernements. Par rapport au passé, aujourd’hui il n’est plus question de banques étrangère ou d’armées nationales, mais du FMI et des Casques bleus.

Ce qui est intéressant dans la tactique des «éléphants malades», c’est que contrairement à ce qui se disait pour la «balkanisation» classique, on n’évoque pas la force tyrannique et répressive d’un empire pluriethnique écrasant des nationalités opprimées, mais au contraire la faiblesse d’un état obsolète. L’état n’existe plus que sur le papier, il est incapable de rendre aux citoyens les services que l’on en attend.

Il existe une abondante littérature sur l’inexistence des états africains, leur caractère artificiel, les découpages contre nature opérés par la Conférence de Berlin, etc… Il y en a tout autant sur les remèdes que l’on pourrait y apporter, et cela va de l’Union de tous les états d’Afrique, prônée par les panafricanistes comme Nkrumah ou Cheik Anta Diop, ou des suggestions de type fédéral, à la résurrection des états précoloniaux en passant par des suggestions pour intégrer les «nations tribales» dans l’état moderne.

 

Le texte qui suit n’est certainement pas le premier, mais il est radical, puisqu’il prétend constater, tout simplement, que le Congo n’existe pas.

 

Le Congo ? Ça n’existe pas ! (There Is No Congo)[2]

Le seul moyen d’aider le Congo, c’est de cesser de prétendre qu’il y a un Congo. La Communauté Internationale doit reconnaître un fait, bête et presque brutal; le Congo n’existe pas.

Toutes les missions de maintien de la paix, envoyés spéciaux et initiatives diplomatiques qui se basent sur le mythe du Congo – suivant lequel il y aurait dans ce vaste pays un pouvoir souverain – son vouées à l’échec. Il est temps que l’on cesse de prétendre le contraire.

Ce qui rend les problèmes du Congo presque toujours insolubles, c’est qu’il s’agit d’un vaste territoire, faiblement peuplé mais regorgeant de richesses naturelles. Etendue presque enclavée au coeur de l’Afrique, le Congo a 67 millions d’habitants répartis entre plus de 200 groupes ethniques. Le pays est frontalier avec neuf autres, dont certains sont parmi les plus faibles du continent.

Un dicton local en Swahili dit «Le Congo est grand – on peut en manger jusqu’à ce qu’on éclate». Et, en effet, pendant des siècles, c’est précisément ce que les occupants coloniaux, les voisins et même certains Congolais ont fait : dévorer la vaste fortune minérale du Congo sans trop se soucier de la cohésion du pays qu’ils laissaient derrière eux. Le Congo n’a rien de ce qui fait un état nation: les interconnections, un gouvernement qui soit capable d’exercer son autorité jusqu’en des territoires très éloignés de la capitale, une culture partagée qui promeuve l’unité nationale, ou une langue commune. Au lieu de cela, le Congo est devenu une juxtaposition de peuples, de groupes, d’intérêts et de pillards qui, au mieux, coexistent[3].

Le Congo d’aujourd’hui est le produit de son histoire mouvementée: un siècle de colonisation brutale, 30 ans marqués par la Guerre Froide et la mauvaise gouvernance de Mobutu, l’allié des Etats-Unis, et 10 ans de guerre. L’actuel président a hérité d’une infrastructure en miettes et d’une faible identité nationale basée plus sur la répression et le népotisme que sur la gouvernance et la fourniture de services de base.

D’innombrables tentatives de sécessions[4], ont transformé le Congo en un ensemble de fiefs ingouvernables n’ayant que des liens ténus avec le centre.

Kabila a peu d’instruments à sa disposition. Il n’y a pas grand-chose qui ressemble à une armée disciplinée ou à une force de police; elles ont plus pour fonction d’en vivre que de servir la population. Tout comme Mobutu avant lui, Kabila dépend du patronage pour rester au pouvoir et du revenu des aides internationales et des taxes minières[5].

Sur le plan économique, les parties périphériques du Congo sont mieux intégrées avec les états voisins qu’avec le reste du pays. Il est par exemple difficile à quelqu’un qui se trouve à Lubumbashi, la capitale de la province riche en minerais du Katanga à l’extrémité sud-est du pays, de constater que Kinshasa «gouverne». Aller de L’shi à Johannesbourg, en Afrique du Sud, est un voyage de deux jours; le voyage du Katanga à Kinshasa – à distance à peu près égale – est rarement accompli, ou même envisagé. Le Katanga ayant plus de choses en commun avec ses voisins anglophones du Sud qu’avec Kinshasa[6], il n’est pas étonnant qu’un ministre zambien l’ait appelé un jour «la 10ème province de la Zambie».

Les voisins du Congo ont appris à ne tenir aucun compte de sa souveraineté.[7]

L’incapacité du gouvernement congolais à contrôler son propre territoire a eu pour résultat l’une des plus longues et des plus violentes guerres du monde. Environ 4 millions de personnes ont trouvé la mort entre 2000 et 2004 — et ce n’était là qu’un épisode de la guerre qui se poursuit. La Guerre a amené le pillage des populations civiles par les diverses armée, la destruction du système de transport et du système de culture du pays et l’effondrement de ce qu’il pouvait y avoir comme infrastructure sanitaire.[8]

Bien que les états africains reconnaissent les frontières sur le papier, les voisins du Congo se conduisent comme si de telles lignes n’existaient pas.[9]

Les Pays voisins (le Rwanda et l’Ouganda, par exemple) ne veulent pas à d’un Congo uni, car beaucoup d’entre eux préfèrent avoir affaire à une pléthore de fractions anarchiques où ils peuvent exercer leur influence.

Compte tenu de l’immensité de cette tragédie humaine, il est temps de poser la question de savoir si des provinces comme les Kivu ou le Katanga (aussi grandes à elles seules que certains états d’Afrique) connaîtront jamais un meilleur sort tant qu’elles seront soumises à la fiction d’un «Etat Congolais».

L’idée même d’un Etat congolais a survécu alors qu’elle a cessé d’être utile.

Il faudrait imaginer une nouvelle approche dans la recherche de solutions pour le Congo.

L’Occident devrait commencer par faire du développement et de l’ordre en territoire congolais sa priorité numéro 1, plutôt que de se concentrer sur la promotion de l’état congolais. Cette simple distinction place d’emblée la problématique congolaise sous un nouvel éclairage. Cela signifierait par exemple que les gouvernements étrangers ou les organisations d’aide s’entendraient avec n’importe quelle autorité de fait contrôlant réellement les lieux plutôt que de continuer à prétendre que Kinshasa contrôle et dirige tout le pays.  Une telle approche ferait sans doute émerger un assez étrange assortiment de gouverneurs, chefs coutumiers, seigneurs de la guerre et autres, plutôt que l’habituelle panoplie de ministres[10].

Au lieu de continuer à dépenser des milliards pour recoller ensemble les morceaux du Congo, la communauté internationale devrait considérer régionalement les problèmes politiques et de sécurité[11].

Par exemple, les troubles dans l’Est du Congo ont beaucoup plus à voir avec la insécurité qui perdure au Rwanda qu’avec ce que le gouvernement de Kinshasa peut (ou ne peut pas) faire.

Une politique étrangère de sécurité plus réaliste pour l’est du Congo consisterait à donner une haute priorité à la sécurité du Rwanda, étant donné que beaucoup de choses découlent encore du génocide de 1994[12]. Redresser cela, c’est contribuer pour une large part à réduire la violence qui hante les Kivu. Cela motiverait aussi les Rwandais à considérer le Congo comme un partenaire naturel de développement et de commerce[13] plutôt que comme un problème de sécurité dont on ne peut avoir qu’une approche unilatérale.

(Jeffrey Herbst & Greg Mills)

 

Nationalités

La balkanisation reste marquée par des nationalismes incandescents. Il faut, pour la justifier, pouvoir mettre en avant une conscience identitaire nationale enfouie et réprimée.

Or, la place du nationalisme dans un conflit n’est pas forcément évidente.

À propos de « There is no Congo », les auteurs pratiquent largement un sophisme qui consiste à faire de tout conflit en Afrique une « guerre de sécession ». Or, dès qu’on y regarde de plus près, on n’en trouve guère car, souvent, il s’agit «guerres civiles».

Une guerre civile vise à changer par la force le régime politique d’un pays entier sans en changer la configuration géographique. Le fait que, durant le conflit, le pays soit coupé en deux par la ligne de front ou que les « rebelles » doivent forcément se donner une «capitale provisoire» pour y installer leur administration sont des nécessités pratiques qui ne correspondent à aucune volonté de rendre ces faits définitifs et permanents.

Souvent, on identifie identité ethnique = nationalité.

Le raisonnement est: «Il n’y a pas de Congo ni de Congolais, parce qu’il y a des Kongo, des Luba, des Tetela, des Mongo, des Azande, des Bashilele, etc…».[14] Or – et là cela devient vraiment curieux ! – les intéressés eux-mêmes ne semblent pas croire à cette thèse!

Lorsqu’on interroge un Congolais sur la manière dont il perçoit les choses, on reçoit habituellement comme réponse: «Je suis Congolais de l’ethnie X. Je tiens au Congo, mais je voudrais que les X soient mieux représentés dans tous les organes de l’état». Cela laisse pas mal de problèmes à résoudre, dont certains sont de vrais casse-tête, mais c’est une attitude classique de minorité (toutes les ethnies le sont !) et non une revendication séparatiste.

On a donc affaire à une situation de négation de la nationalité congolaise au nom des «nationalités ethniques», manifestement inventée «en chambre» par des «africanistes en pantoufles», qui est rejetée par une écrasante majorité de Congolais, et que l’on voudrait malgré tout nous faire accepter comme une «description objective» de la réalité locale.

 

Plan, Plan et rata-Plan

Dans le texte de Jeffrey Herbst et Greg Mills, on lit notamment: «Cela motiverait aussi les Rwandais à considérer le Congo comme un partenaire naturel de développement et de commerce plutôt que comme un problème de sécurité dont on ne peut avoir qu’une approche unilatérale».

On y affirme que le commerce, finalement, est la clé de tous les problèmes et que le «free trade» est la panacée universelle qui guérit tous les maux. La pseudo-évidence des «bienfaits du commerce» sert à véhiculer l’idée que la RDC et le Rwanda seraient «naturellement» des partenaires économiques.

Dans ce contexte, le «plan de fin de guerre» imaginé par Herman J. Cohen avait pour but de conférer une réalité juridique à la nouvelle donne géopolitique des Grands Lacs. Tenant compte de l’intégration économique de fait du Kivu au Rwanda et de l’importance pour l’économie rwandaise de pouvoir continuer à profiter de l’exploitation de l’Est du Congo, il s’agirait d’instaurer un « marché commun » incluant l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, le Kenya et la RDC elle-même. Avec la libre circulation des personnes et des biens, ce «marché commun» garantirait aux entreprises des pays membres comprenons celles du Rwanda, essentiellement – l’accès aux ressources minières et forestières du Kivu contre le versement de droits de douane et de taxes à l’État congolais. Selon M. Cohen, ce «marché commun» permettrait à la RDC d’utiliser les ports de l’Océan indien qui sont le débouché naturel des produits du Congo oriental plutôt que ceux de

l’Océan atlantique, à plus de 1600 km de là».[15]

Le discours que Sarkozy a brodé sur ce canevas ne se distinguait que par une référence au caractère «bizarre» des ressources minières congolaises, situées si «étrangement» près de ses frontières.

Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des monuments d’hypocrisie, dans la mesure où l’intérêt que l’on montre pour les Africains en cause – en l’occurrence, en particulier le Rwanda – fait un peu penser à l’intérêt que les spécialiste de la fraude et du blanchiment d’argent manifestent pour la Suisse ou les Iles Caïman, en prenant l’air de s’intéresser au climat sain des montagnes ou à la douceur de l’air dans les Caraïbes. Le Rwanda intervient fondamentalement comme « plaque tournante » de tous les trafics qui intéressent, fort loin de l’Afrique, les opérateurs de toutes les grandes places financières internationales.

En 1960, il existait déjà une concurrence pour l’hégémonie dans les Kivu entre les ethnies congolaises (Nande, Shi, Havu…) et des populations d’arrivée plus récente, installés avant la

colonisation dans le Bwisha ou originaires du Ruanda/Urundi déplacés sous la colonie.

Comme les indépendances du Rwanda et du Burundi mirent en place des régimes ethnistes, les candidats à l’émigration furent en général des membres des ethnies défavorisées (Tutsi rwandais, Hutu burundais).

Durant les premières années du régime Mobutu, celui-ci chercha à consolider son emprise sur l’ensemble du pays en recherchant la complicité de minorités locales, fidèles parce que dépendant pour leur propre sécurité de la protection du Guide. Sans doute en grande partie sous l’influence de Bisengimana, il choisit pour ce rôle, dans les Kivu, les «zairwandais».

Ceux-ci, comme le reste de la bourgeoisie mobutiste, purent s’enrichir de diverses spoliations, notamment à l’occasion de la «zairianisation», au détriment des populations appartenant à d’autres groupes ethniques. Cela créa entre les «zairwandais» et le reste de la bourgeoisie congolaise des liens de solidarité de classe qui se sont toujours maintenus depuis, puisque cette bourgeoisie, si elle a connu des éclipses, surtout politiques, n’a jamais été chassée du pouvoir, en particulier de celui qui compte : le pouvoir économique.

Le conflit entre autochtones et  zairwandais était, au départ, relatif à la possession de terres agricoles et d’entreprises commerciales. D’autre part, il concernait une population qui n’avait que des relations négatives avec son pays d’origine.

On va, ensuite, découvrir l’intérêt économique de gisements comme le coltan. Il ne s’agira donc plus seulement du sol mais du sous-sol. Pour le coltan, on estime que le Congo possèderait plus de la moitié des réserves mondiales de ce minerai indispensable à l’électronique de pointe. Dès lors, la RDC attire l’attention d’opérateurs économiques de grande taille.

Entre 1990 et 1994 se produisent les événements qui aboutissent à la prise de pouvoir par Kagame au Rwanda. Celle-ci représente un changement fondamental à beaucoup de points de vue: entrée en fanfare des USA dans une sphère jusque là plutôt dominée par la France, redistribution des cartes dans la région de Grands Lacs. La place forte du «Hutu Power», le Rwanda,  devient une citadelle Tutsi.

Les «zairwandais» étaient pour la plupart des gens qui avaient quitté le Rwanda par antipathie envers le régime que Kagame venait précisément de renverser. Il y aura donc presque fatalement entre eux une tendance spontanée à la sympathie. D’autant plus que le nouveau régime rwandais manifeste très tôt des visées expansionnistes, notamment en direction des Kivu.

De ce point de vue, il est bien pratique, pour Kagame, d’avoir un «cheval de Troie» à l’intérieur du Congo.

Dès lors, les bourgeois prédateurs de l’Est du Congo ne sont plus seulement protégés par la solidarité de classe entre nantis de la bourgeoisie congolaise. Ils bénéficient aussi d’un appui extérieur, de la part d’une puissance régionale elle-même protégée par l’hégémonie mondiale américaine. Et les USA sont, par définition, intéressés par les profits miniers et par les technologies de pointe.

Les «plans», genre Cohen ou Sarkozy, visent donc à conférer une réalité juridique à la nouvelle donne géopolitique des Grands Lacs, qui tiendrait compte de l’importance pour l’économie rwandaise de pouvoir continuer à profiter de l’exploitation de l’Est du Congo à intégrer économiquement le Kivu. A la limite, cela pourrait aller jusqu’à instaurer un «marché commun» incluant le Rwanda, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, le Kenya et la RDC elle-même.

 

La chasse à «l’éléphalkan»

La «balkanisation» consiste à remplacer un grand ou un moyen état par plusieurs petits ou minuscules. Peu importe. Ce sont toujours des états. Ils sont donc toujours censés protéger leurs citoyens, assurer le maintien de l’ordre, etc…

À propos des «éléphants malades», le terme logique du processus est l’absorption de la victime dans un empire colonial, ne fût-ce que sous forme de protectorat. La colonisation, elle aussi, a un coût social (les dépenses pour les infrastructures, les salaires, …) qui n’est pas mince, ce qui réduit les profits.

Il s’agit de trouver la formule de l’éléphalkan, celle qui cumule les avantages de la balkanisation et ceux de l’éléphant malade et, surtout, en évite les risques. Une formule, donc, où il n’y aurait pas de dépenses de souveraineté, comme dans la balkanisation, ni d’obligation de perdre de l’argent à des «réalisations humanitaires» comme dans les colonies.

Il y a un pays, la RDC, disposant de ressources minières, non encore exploitées industriellement. Ce même pays ne dispose pas des moyens administratifs et militaires d’exercer sa souveraineté. Il est dirigé, partout sur son territoire, par une bourgeoisie attentive à son seul profit immédiat. Dans l’Est, cette bourgeoisie spoliatrice a des liens A LA FOIS avec le reste de la bourgeoisie congolaise, par solidarité de classe et avec la classe dominante dans la dictature rwandaise, du fait d’une parenté ethnique. Il ne faut pas attendre, de la bourgeoisie «vraiment congolaise» et qui s’en vante, qu’elle se désolidarise des «zaïrwandais». Car déboulonner ceux-ci serait remettre en cause le mécanisme de spoliation mobutiste sur lequel reposent TOUTES les fortunes du pays, même très loin de la frontière Est[16].

Les liens de solidarité ethnique avec le Rwanda permettent aux pillards de disposer à l’Est d’une frontière perméable. Grâce à celle-ci, le Rwanda peut jouer le rôle de plaque tournante du trafic et d’interface entre les «proxys» africains et les véritables exploiteurs «en gros», c’est-à-dire un certain nombre d’opérateurs anglo-saxons, mais aussi africains, arabes ou asiatiques, et même un certain nombre de nationaux de l’UE.

Enfin, détail non négligeable, car il n’y a pas de petits profit, le fait que l’exploitation des minerais est artisanale permet de ne se soucier en rien du salaire ou de la sécurité des mineurs.

Au contraire «l’insécurité» permet de recourir à la menace et au travail forcé!

Cette situation permet de prévoir que:

1. Même s’il existe un site web des «indépendantistes kivutiens», il ne faut guère s’attendre à une sécession «façon Katanga 60». Le fait que le Kivu soit toujours partie intégrante de la RDC permet d’y maintenir les FARDC qui participent à l’insécurité, nécessaire au recrutement d’esclaves.

2. Il est peu probable que Kagame ait fort envie soit d’annexer tout ou partie des Kivu, soit d’entretenir à sa porte un Kivu indépendant. Encore une fois, cela supposerait des dépenses de souveraineté, un minimum de réalisations sociales qui coûteraient, alors que le rôle de plaque tournante du trafic rapporte et ne coûte rien[17].

3. Les Kivu, qui sont très peuplés par rapport à la moyenne nationale congolaise, le sont cependant de manière beaucoup moins dense que le Rwanda. Cela crée ipso facto une sorte de «vide» relatif qui attire fatalement les gens des zones surpeuplées. Il se peut que certains jugent souhaitable que l’Est du Congo joue ce rôle d’exutoire. Il peut même être double: permettre de «lâcher de la pression» en diminuant la pression démographique en général, mais aussi utiliser au Congo des militaires trop remuants. Tout ceci ne demande pas forcément une sécession ou une annexion. Il suffit que par des accords (p.ex. la CEPGL) la liberté de circuler, de travailler, de s’établir, d’investir soient assurés aux ressortissants d’un certain nombre de pays. Compte tenu de sa taille, la RDC sera d’office le dindon de la farce.

4. L’insécurité étant partie intégrante du système productif, basé en partie sur la terreur, il faudrait également que ces accords comprennent des clauses de libre circulation militaire.

Comme on le voit, le nombre et l’importance des aspects relevant du type «éléphant malade» sont bien plus frappants que les aspects rappelant la «balkanisation» proprement dite. Il est en particulier manifeste que les prédateurs ont tout intérêt à ce que la RDC demeure un état faible. Cela est vrai de la RDC dans son ensemble, mais le serait aussi des petits états qui pourraient en être issus par découpage. La faiblesse des états est rentable en gros comme en détail.

Parler de «balkanisation» est, finalement, une opération qui distrait des véritables enjeux. Par ses références historiques, ce mot attire l’attention sur les sécessions territoriales et sur des questions de nationalité, alors que les vrais dangers viennent de tous ceux qui, Congolais ou étrangers, servent, non le peuple, mais le capital.



[2] Il s’agit ici de la traduction, mise en ligne le 23.03.09 sur CongoForum, du texte de Jeffrey Herbst & Greg Mills, annoté par G. De Boeck. Jeffrey Herbst est doyen de la Miami University, Ohio. Greg Mills dirige la

Brenthurst Foundation, à Johannesbourg. Les passages en gras sont soulignés dans le texte original.

[3] Traiter Etats, frontières et autres limites et subdivisions arbitraires d’absurde, c’est énoncer une évidence et enfoncer une porte ouverte. Mais cette affirmation est vraie pour TOUS les états, pas seulement pour le Congo.

La multiplicité ethnique et culturelle, la complexité linguistique, à l’intérieur d’un même état, sont des caractères à peu près universels en Afrique. Certains arguments pourraient même être retournés. Le Congo a non pas une, mais quatre langues nationales, mais elles sont au moins africaines, alors que d’autres pays ne peuvent communiquer avec l’ensemble de leur population que dans la langue du colonisateur, rarement comprise par tous. Que les extrémités du pays sont loin de Kinshasa, c’est un fait, mais cela montre simplement que le Congo, à l’exemple du Brésil, de la Tanzanie, de la Côte d’Ivoire ou du Nigeria, aurait dû depuis longtemps déplacer sa capitale en un point plus central!

[4] Il y a eu dans l’histoire du Congo DEUX tentatives de sécession, dans les années ’60, celle du Katanga, et celle, qui lui était subordonnée, du Sud Kasai. Durant d’autres épisodes violents, le Congo a été divisé, mais divisé entre des factions rivales qui, toutes, prétendaient au pouvoir central sur tout le Congo. Ce fut tout autant le cas pour les gouvernements rivaux de Léopoldville et de Stanleyville dans les années ’60, que pour les épisodes plus récents des « rebellions » du MLC et du RCD.

[5] En effet, le Congo a eu le plus grand tort de continuer une économie coloniale axée sur les mines, plutôt que d’exploiter ses vraies richesses, qui sont hydrologiques et agricole. Leur mise en valeur suppose, toutefois, le maintien de l’unité du pays !

[6] Le Katanga congolais et la « copper belt » zambienne sont situées sur un même gisement transfrontalier. Il en a été de même, autrefois, avec un gisement de fer sur lequel se situaient la sidérurgie française en Lorraine, belge à Athus,

luxembourgeoise et allemande. Est-ce un argument pour la disparition de ces quatre pays ?

[7] C’est ici que se situe le noeud du sophisme. Toute vulnérabilité peut engendrer la tentation de l’agression, et

même le passage à l’acte. Il est légitime de mettre en garde les victimes potentielles contre les risques. Il ne faut cependant pas aller trop loin, et ne pas considérer la victime comme plus coupable encore, par sa fragilité exhibée, que l’agresseur. Or, c’est ce que l’on fait en accusant, pratiquement, le Congo d’être une victime trop tentante !

[8] Reconnaissons que ce qui est dit des diverses factions congolaises est assez vrai. Mais notons aussi que si on a pu détruire, c’est que quelque chose existait ! On ne peut pas prendre à partie, pour une même carence, l’Etat congolais et les états agresseurs.

[9] Nous y voici ! On reconnaît que c’est des voisins que viennent les problèmes, mais c’est au Congo et à son existence dans ses frontières reconnues que l’on s’en prend. L’agresseur a raison d’agresser, le violeur, de violer. La coupable, c’est la fille dont la mini jupe était vraiment trop courte!

[10] Travailler directement avec des partenaires qui sont des instances locales, provinciales ou diocésaines fait depuis longtemps partie de la routine des ONG, en tous cas européennes. Cette pratique pourrait s’étendre aux grandes organisations internationales ou officielles, non pas pour « laisser de côté le Congo inexistant », mais pour éviter d’inutiles, coûteux et paperassiers détours par Kinshasa. Et il serait tout à fait envisageable de tenir mieux compte des chefs coutumiers. Par contre, l’idée d’agir ainsi avec le propos délibéré de faire la nique à Kinshasa et au Congo inexistant, jusqu’à collaborer avec des « seigneurs de la guerre », qui sont en règle générale des comparses des entreprises de prédation rwandaises et ougandaises, est une idée farfelue, non pas au nom d’un quelconque respect de principe pour l’état congolais, mais parce que l’idée même d’une prime à l’abus de la force et à la criminalité heurte le minimum de morale qu’il faut garder partout, même en politique.

[11] Cette idée est excellente. Il faut simplement l’appliquer à l’endroit et non, comme le font les auteurs, à l’ envers!

[12] Une idée plus réaliste de la situation régionale serait de la considérer comme empoisonnée par les velléités expansionnistes d’un Rwanda qui n’a aucun problème de sécurité ! Il y a un problème INTERNE rwandais qui peut se résumer ainsi: le FPR de Kagame a refusé de poursuivre les processus de dialogue inter-rwandais qui devait mener à une réforme de l’état. Il a préféré plonger le pays dans une guerre civile au cours de laquelle ont eu lieu les massacres de 1994, qui ont bien fait 800.000 victimes, mais n’ont pas été un génocide. Kagame s’est servi du génocide allégué pour justifier ensuite sa mainmise sur le pays, sa dictature et faire admettre ses élections truquées. Il faut que le Rwanda relance son dialogue interne, y compris avec les FDLR, et résolve ses problèmes lui-même. Il cessera alors de déstabiliser la région.

[13] Les auteurs oublient que le Rwanda a un très grave problème de surpopulation, ce qui l’amène a être non pas simplement hégémoniste, mais annexionniste. Comme sa population est rurale dans sa grande majorité, il lui faut des TERRES. Imaginer que l’on résoudra cela avec du commerce, des investissements et des emplois frontaliers est une illusion très répandue chez les anglo-saxons, qui ne repose sur rien.

[14] La question est bien sûr : pourquoi cette affirmation serait-elle vraie, alors que l’on n’entend que rarement: «Il n’y a pas de France parce qu’il y a des Bretons, des Occitans, des Alsaciens, des Rouergats et des Ch’timi… ». Le seule réponse claire semble être que la question ne se pose pas lorsque, dans les diverses «nationalités» – en RDC, dans les diverses ethnies – la volonté de rester ensemble l’emporte sur le particularisme, même si celui-ci est dynamique et vivace. Le problème ne devrait donc pas se poser pour le Congo ou, plus exactement, s’il se pose, c’est qu’il est apporté de l’extérieur.

[15] Plan américain de « fin de guerre ». Herman Cohen piège Obama et la RDC, Le Potentiel, 29/12/2008

[16] Ce qui signifie en pratique que c’est à tort qu’on s’empoigne à propos de chromosomes tutsi ou de tests ADN.

Les pro-rwandais se reconnaissent à la grosseur de leur portefeuille et à celle de leur voiture.

[17] Il est tellement préférable de trafiquer plutôt que de produire, que le Rwanda ne met même pas en valeur ses

propres gisements de ces mêmes minerais.