Un Seul Chantier: La Réhabilitation de l’Homme Congolais

Emmanuel BUEYA, Boston College, USA

Dans la forêt équatoriale congolaise vit un peuple des pygmées appelés les Mbuti. Ils forment une société sans organisation politique: aucun chef, aucun roi, aucune court ni aucun gouvernement ne trône sur ce peuple. Pourtant, ils ne manquent pas des codes et des conventions qui régulent leur vivre-ensemble. Malgré leur faible participation politique à la vie nationale, les Mbuti sont aussi bel et bien citoyens congolais. Ce qui fait la différence entre le Congolais dans l’État et le Mbuti dans sa société close, c’est que l’État dispose du monopole d’autorité à user de la force et du droit d’exercer cette force. Mais en RDC, par l’usage abusif de la violence sur le peuple, on en est venu à confondre l’autorité et le pouvoir.

Loin d’être un corps d’institutions transcendant les intérêts des citoyens, l’État néocolonial fut assimilé à un groupe des personnes ayant accaparé les moyens de production et de violence au détriment d’une population ainsi prise en otage. A l’heure actuelle, la réhabilitation de l’homme zaïrois est le seul chantier qui compte; elle passe par la promotion du libéralisme constitutionnel qui limite ce pouvoir de l’État et reconnaît les droits et libertés du citoyen. Les élections en perspective peuvent-elles favoriser ce changement ?

En effet dans quelques mois, les Congolais prendront le chemin des urnes pour élire d’autres mandataires de ces institutions publiques pour une durée de cinq ans. De tous côtés, les candidats à ces postes s’apprêtent à leur façon. Ceux qui y sont ne pensent pas au bilan de leur mandat mais aux moyens expéditifs pour y rester encore. De ces manœuvres politiciennes, la constitution en est sortie révisée. Le Cardinal de Kinshasa a donné de la voix et les électeurs, pris de court, ont protesté mollement. Finalement, tous se sont accommodés à la situation. Beaucoup d’entr’eux pensent au pouvoir et aux privilèges auxquels il donne accès. Très peu engagent les peuples dans cet effort d’instaurer des institutions promotrices des libertés des citoyens.

Pourtant il convient de rappeler que la finalité du contrat social qui tient les congolais en cordée depuis l’indépendance, c’est la promotion de la dignité et la liberté, ou mieux des droits et des libertés citoyennes: “dressons nos fronts longtemps courbés” (Hymne Nationale Congolaise). Entre cet idéal-cohéreur social des groupes ethniques congolais et les calculs mesquins des politiciens et de leurs clients, il y a place pour l’opportunisme, la cécité et l’espoir des lendemains qui chantent. Les élections y apparaissent ainsi comme le ‘rendez-vous’ de tous les espoirs. Mais où les citoyens congolais veulent-ils effectivement aller et comment peuvent-ils y parvenir ? Car la démocratie n’est nullement une panacée ni les élections une sinécure. Personne ne semble répondre avec clarté à cette vision du futur. Toute la rhétorique politicienne patauge dans la répétition lassante des clichés… Aucune figure émergeante à même de plier l’arc de l’histoire congolaise vers des horizons plus prometteurs.

En effet, cinq ans après les élections de 2006, les slogans sur les cinq chantiers sonnent faux, les yeux se dessillent et le désenchantement s’amplifie. Que s’est-il donc passé? Pour comprendre les déserts idéologiques et la myopie politique actuelle, il faut bien remonter à l’ origine de la controverse sur la légitimité du pouvoir et l’absence du peuple dans ces luttes politiques.

D’abord le conflit entre le président Joseph Kasavubu et le premier ministre Patrice-Emery Lumumba a donné l’occasion à M. Joseph-Désiré Mobutu de neutraliser les institutions légitimes issues de la fondation de l’État congolais. Cinq ans plus tard, le même Joseph Mobutu s’empara du pouvoir avec l’aide d’une poignée des collaborateurs obscurément appelé “Groupe de Binza”. Laminé par des rebellions récurrentes, le peuple a accueilli avec soulagement ce coup de force par un régime militaire qui promettait alors le retour à la légitimité et à la démocratie. Mais celle-ci ne vint pas.

Après trente ans d’une longue nuit d’autocratie implacable, d’autres groupes politico-militaires signèrent des accords à Lemera pour s’emparer du pouvoir. Porté à bout de bras par des armées étrangères, Laurent-Désiré Kabila s’autoproclama président du Zaïre redevenu R.D.Congo en 1997. Opprimé par une dictature interminable, le peuple approuva ce coup d’État constitutionnel et espéra un retour à la légitimité initiée par la Conférence Nationale Souveraine. Cette légitimité ne revint jamais. Au Nord et à l’Est du pays, d’autres groupes armés virent le jour pour ‘prendre le pouvoir’. Le président Laurent-Désiré Kabila fut assassiné. De nouveau, le pays bascula dans l’incertitude. Que prévoyait la Constitution, s’il y en avait une ? Celui qui prendrait les rênes du ‘pouvoir’ avait-il le droit d’être obéi par le peuple? Au nom de quoi?

Soudain, le peuple vit surgir un nouveau président porté à bout des bras par des parrains angolais, zimbabwéens, etc. Horrifié par la fin tragique de LD Kabila, il approuva cette irruption sans mot dire et escompta un retour à la légitimité. Malheureusement, le cycle de violence chronique s’intensifia: les rebelles contrôlaient des franges de la population et des portions des terres pour une guerre qui s’autofinançait. Ce peuple avait-il le devoir de leur obéir? Dans cette jungle hobbesienne, l’arbitraire l’emportait sur le droit. On revendiqua les avoirs par les armes; on protégea les acquis par les armes. La guerre devenait ainsi sa propre fin. Finalement, on en convient qu’il fallait plutôt gagner le pouvoir par le dialogue.

Eurent alors lieu les accords de Sun-City pour un partage équitable et équilibré du ‘pouvoir’. Dans cette logique conflictuelle, il n’y eut pas de tiers: la société civile se saborda et se mua en société politique. Un espace présidentiel fut créé pour y loger les rebelles. Des postes ministériels furent distribués à l’encan à des ‘représentants’ des groupes armés ou des groupes de pression politique aux dénominations diverses. Le pouvoir, voie royale d’enrichissement dans un système économique de rente et de patrimonialisme primitif. Sun City devenait ainsi la source de légitimité et le peuple fut oublié. Ceux qui le purent s’exilèrent; d’autres trouvèrent refuge auprès des vendeurs d’illusions communément appelés ‘pasteurs’, ‘apôtres’, ‘bishops’. Ceux-ci échangèrent des morceaux de ciel et de rêve contre quelques dimes et offrandes. Quand aux politiques, ils promirent quelques chantiers aux électeurs réduits en instruments juridiques de légalisation d’un pouvoir bancal. Dans cette longue histoire de violence et de prédation, y-a-t-il place pour les droits et libertés des citoyens?

S’il y a une leçon à tirer de cette histoire politique congolaise, c’est finalement une conception mercantile du pouvoir comme source de privilèges et d’honneurs par le biais d’un État antisocial. Une conception archaïque du pouvoir: jouisseur, oppressif et violent sur un peuple ‘sans pouvoir’. Cette conception du pouvoir a été internalisée par une population larbinisée, par une diaspora théoriquement frondeuse, par une élite silencieuse ou cooptée à coup de billets verts. A l’heure actuelle, ce peuple est appelé à voter en Octobre prochain les dirigeants des institutions qui le déshumanisent.

En réalité, au commencement n’était pas le jeu électoral. La préhistoire du jeu politique congolais, c’est d’abord un système de prédation initiée par le Roi Léopold II et soutenue par une mentalité de la cueillette bien à l’œuvre sous le régime mobutiste. A ce système inique est venu s’ajouter le mal zaïrois dénoncé par les Évêques catholiques: inversion des valeurs morales devant garantir les droits et les libertés des citoyens. Ce fut la dégradation de l’homme zaïrois et paradoxalement la déification du président affublé des titres tels que ‘père de la nation’, ‘guide’, ‘fondateur’. Élevé au rang de divinité tutélaire, ce monarque avait érigé un pouvoir oppressif qui ne tenait qu’à la couardise et au larbinisme de ses sujets désormais habitués à l’injustifiable. Ce fut une société de la peur.

Cette putréfaction de la conscience a entrainé la mort de l’homme zaïrois et a donné naissance à des demi-dieux de glaise: l’homme du 24 novembre, le timonier a été relayé par l’homme qu’il fallait, le soldat du peuple, auquel a suivi un ‘rais’ patron d’une majorité au sein d’un Parlement transformé en râtelier dans la droite ligne de la politique de l’œsophage. Les structures anthropologiques de l’imaginaire congolais étaient ainsi plombées par cette allégeance aux hommes forts. Que reste-il de ce contexte de terreur, de cooptation clientéliste et de désinformation ? Les élections restituent-elles au peuple le pouvoir de décision qui va au-delà du jeu électoral ? Aura-t-il compris qu’aucune autorité n’est au-dessus du souverain primaire rousseauiste ? Poser ainsi la question c’est dire que l’enjeu des élections est le retour à la source du pouvoir et a la métaphysique de la représentation (en dépit de son imperfection). En d’autres termes, la compétition électorale au suffrage universel direct ou indirect est l’expression de la volonté du peuple dont la mission primordiale est de Contrôler le gouvernement chargé de veiller à la promotion des droits sociaux, politiques, économiques et religieux du Congolais. Quel impact positif ce gouvernement a sur l’amélioration de la vie des citoyens ? Quels sont les ‘associations intermédiaires’ (Tocqueville) à mesure de contrer l’hybris de la classe dirigeante ?

De fait, par la volonté de quelques députés représentant d’un courant, le peuple est condamné à élire son président à un seul tour. L’opposition qui flaire le danger tente péniblement d’y aller en ordre rangé. Au-delà de cette conjoncture politique aléatoire, il y a plutôt la stratégie de la fourmi à s’organiser en puissance sociale capable d’obéissance ou de résistance, en tout cas de redéfinir la source et la fin du pouvoir: le peuple. Car rien n’est plus manipulable qu’un peuple atomisé. Plus de place pour la sérotonine divine et autres antidépresseurs mystico-religieux délivrés à coup de seringues bibliques et coraniques ! Le peuple se lève et avec rage secoue toutes les chaines de la servitude.

Dans cette perspective, le pouvoir prend ainsi une connotation moins frictionnelle; ce n’est plus un contrôle exercé par les forts sur les faibles ni par les dirigeants sur les dirigés, etc.; c’est plutôt une capacité à faire front contre la dictature, l’arbitraire, une volonté commune à s’organiser pour atteindre des objectifs précis: la dignité et l’épanouissement de l’homme. La révolution, hier aux Philippines, Tchécoslovaquie, aujourd’hui en Tunisie, Égypte, etc. est le résultat d’une action organisée ou concertée. Mais ce ‘pouvoir des sans pouvoir’ (Vaclav) est généré par la mise en application du contrat social entre les groupes humains qui font le Congo, par la claire articulation des objectifs et par l’efficacité des moyens qu’ils se donnent pour y arriver. La population cesse ainsi d’être une horde de dévots aux pieds du Guide, du Rais, duLeader Maximo etc. créant une chaine de solidarité, à travers médias sociaux et actions citoyennes ; elle génère cette force sociale qui renverse les digues de l’autocratie et limite les pouvoirs de l’État. Ce qu’une population organisée attend des candidates politiques, ce ne sont pas des polo et des promesses vides mais une vision et une passion à accomplir de grandes choses avec enthousiasme et énergie. Pour la réhabilitation de l’homme zaïrois, on a plus que besoin de ce leadership transformationnel.